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Il n'est pas de question sur un domaine de la vie qui ne force à soi l’éternelle nébuleuse où le sens s'abîme.

0.1 Stèle † Demande à la Violence S-parateur-1

†. Demande à la
violence. †




Cédric GELY
Uchronie Fantastique


 
 

« Je le dis au titre de Chevalier que j’aspire : combattre ce qui fait mal, guérir ce qui a mal. J’ai le désir d’être assez juste pour qu’on se souvienne de moi. Vertu, honneur et dignité pour vie, jusqu’à ce que l’arme me soit imprégnée et que toutes mes peurs soient dominées. Sans jamais craindre le nom de tuer, mais d’y être obligé, je promets d’aimer le Monde, la Vie, les riches, les mendiants, les croyants et les athées, toutes les cultures, toutes les ethnies. Je promets de faire au sol et mon héritage un don de ma personne, mériter sans l’avoir demandé qu’on grave sur une stèle mon nom. Je ne veux plus jamais offenser ni la terre, ni le ciel, qui sont mon temple et ma maison. Moi, je choisis l’Homme pour patrie, l’humanité est ma nation et je prends un drapeau blanc tâché de sang pour nom.

Guillaume »


2008, épitaphe d’un Gardien des maux


0.1 Stèle † Demande à la Violence S-parateur-1

†. Une Ombre
Sur un Soleil. †



« Évelyne »

 
  À ce même instant, certain que longtemps avant, quelque part, il y avait des rêves et des cauchemars, et sûrement aussi des choix qui firent un chemin autant que de destins la destination. C’est peu de certitudes, mais c’est certain.


  Durant sept ans de guerre, une grand-mère s’était efforcée de conserver chez sa petite-fille le saint renfermé en elle. « Si seulement les mots écrits au passé savaient sauver les hommes de leur présent », avait-elle fréquemment prié. Son fils avait été interné dans un C.H.S après que sa femme fut tuée lors du Schisme des Parias, que d’autres nommaient plus simplement et par convention, « La Fracture ».

  Dernière parente apte, elle avait obtenue la tutelle de sa petite-fille parce que son fils n’était plus en mesure de l’éduquer. Chaque jeudi depuis six ans, le même rituel : elle patientait pendant qu’Évelyne voyait son pédopsychiatre. De huit à onze heures, sur un siège inconfortable dans une pièce criante du manque de moyens financiers, elle rentabilisait ce temps, faisait ses papiers administratifs sur ses genoux.
  Pour ce jour, le docteur Ey avait demandé à sa patiente de s’écrire une lettre qu’ils pourraient lire. Ils devaient passer cette séance à l’analyser ensemble.
  La petite fille n’y avait pas mis beaucoup de cœur, mais au moins, elle était changée des traditionnels dessins à rapporter à chaque nouveau psy qu’on la forçait d’éprouver.
  Elle n’avait pas écrit cette lettre à sa propre destination contrairement à ce que son médecin lui avait exigé, mais à son père qu’elle n’avait pas vu depuis qu’on l’avait emmené à ce qu’elle nommait « La maison des gens qui bavent ».

  « Papa, la nuit quand je rêve pas de maman, je pense à toi. J'aimerais que tu sois là. Mamie est gentille, mais elle comprend pas. Elle veut prendre ma boîte à musique, elle dit qu’elle me rappelle le jour où Maillebeq nous a fait du mal, mais il n’y a que quand je l’écoute que j’arrive à dormir. Je l’ai caché dans mon endroit secret pour pas qu’elle la trouve. Toi, tout le monde t’écoutait, j’aurais voulu que tu lui dise de me laisser ma boîte. C’est maman qui me l’avait donné quand tu l’as offert, c’est la mienne. Je n’aime pas aller à l’école, je préférais quand c’était le professeur qui venait à la maison. Monsieur Jacquard me manque aussi. Les autres enfants me font peur, on ne parle pas la même chose. Ils disent que c’est ta faute si les anges se battent contre nous maintenant. C’est leurs parents qui leur a dit ça. Ils se moquent de moi quand je leur dis que les gardiens sont des anges, mais c’est Maillebeq et toi qui me l’ont dit. Des fois, je pense que vous m’avez menti. Pardon papa, je sais que toi, tu m’as jamais menti. Quand j'ai demandé à ma maîtresse pourquoi tout le monde appelait Maillebeq la Faucheuse et pourquoi il nous a fait ça, quand je lui ai demandé qu’est-ce que ça voulait dire, elle m’a dit que je devais demander à Mamie, et pas en parler en classe, et Mamie m’a dit que je ne devais pas en parler pour le moment sauf avec le docteur. Personne veut me parler. À part Monsieur Ey et je l’aime pas beaucoup, il sourit jamais, il veut me faire raconter des choses qui me font mal dans la gorge. Et il n'aime pas que je l'appelle Monsieur. Tu m’avais dit d’être toujours polie. C’est bizarre. J’ai presque plus de place sur le papier, j’espère pouvoir venir te voir bientôt si Mamie est d’accord.

Évelyne. »

  Après avoir lu très attentivement cette lettre à voix haute, le docteur prit une profonde inspiration. Il considéra que son professionnalisme l’obligeait à aucune démonstration. Il posa le papier sur le bureau, puis en retirant ses lunettes qu’il mâchouilla, observa un ton calme : « C’est vraiment bien écrit, je te félicite. Je te demande pardon aussi, c’est vrai que je ne souris pas beaucoup. Je vais faire des efforts.
  — D’accord, répondit Évelyne en agitant ses jambes sur une chaise trop haute pour elle. J'arrivais pas à écrire une lettre pour moi. Je savais pas quoi dire. Pardon.
  — Tu as bien fait. Tu es prête à en parler ? »
  Évelyne serra la mâchoire, cacha ses mains sous ses cuisses, et fit un non silencieux de la tête en forçant un sourire qui n’en fut que plus crispé.
  « Et les choses qui te font mal à la gorge, tu veux m’en parler ? essaya-t-il pour obtenir la même réponse. Pourquoi tu ne veux jamais aller sur le canapé ? Ni jouer avec les jouets qu’on a ici ? Tu n’es pas bien sur cette chaise j’ai l’impression. Tu ne serais pas mieux là-bas ?
  — Je veux pas être loin de la porte.
  — Pourquoi ?
  — Je veux pouvoir sortir.
  — Tu as envie de sortir ?
  — Non.
  — Alors pourquoi t’y préparer ?
— Il faut être prêt à partir. On doit pouvoir s’enfuir.
  — S’enfuir ? Mais où ?
  — N’importe où. On me l’a dit. J’avais commencé à être prête avant qu’on me le dit.
  — C’est ce qu’on t’a dit à l’école ?
  — Non, je l’ai lu dans le journal. Papa lisait toujours le journal. Les Gardiens, ceux qui gardaient les Parias avant. C’étaient nos anges gardiens. En quelque sorte non ? S’ils se battent contre nous maintenant, c’est qu’on a dû être vraiment méchant. Ils nous punissent. Y en a qui disent ça aussi. Tout le monde est en danger maintenant. Il faut être très prudent. Je l’ai lu dans le journal. Ils le disent à la télé aussi.
  — La presse a tendance à grossir le trait pour mieux vendre. Et il y a d’autres choses à lire ou à voir dessus. Parle avec ta grand-mère de ce que tu lis, tu veux bien ? n’obtint-il qu’un haussement d’épaules. Tu saurais me dire pourquoi on devrait être punis ?
  — C’est aux Gardiens qu’il faut le demander. C’est eux qui nous punissent. C’est pas moi. Moi, je parle que pour moi.
  — Et tes camarades à l’école, ils sont comment avec toi ? demanda Ey après un hochement de tête. Tu t’es fait des amis ?
  — Ils veulent rien faire avec moi. Lundi après l’exercice de sécurité, pendant la récrée Amandine a dit que je pue la mort. Elle a dit que je vais rejoindre les Parias, et les autres ils ont rigolé.
  — Ils ont rigolé ?
  — Oui, ils me pointaient du doigt en criant « puante » ou « gueule d’épis ». Je préfère « gueule d’épis »
  — Ça t’a fait de la peine ?
  — Un peu.
  — Tu leur en veux ?
  — Non. Peut-être qu’ils ont raison. La vérité peut pas être coupable. Mon père me l’a toujours dit.
  — Pourquoi tu crois qu’ils peuvent avoir raison ?
  — Maman a été trop lourde, j’ai pas pu la porter. Et les gens ont l’air mal quand ils sont près de moi.
  — Moi je t’aime beaucoup et je n’ai pas mal près de toi. Pourquoi les gens qui t’aiment auraient forcément mal ?
  — Vous vous êtes retenu de pleurer en lisant ma lettre. Je vous ai fait mal. Je l’ai vu. Faut pas mentir monsieur. Mentir c’est du mal.
  — La plupart des mensonges servent à protéger. C’est pour toi que je n’ai rien dit. Pour te protéger. Je te ménage si tu préfères. »
  Peu convaincue, Évelyne haussa une seconde fois les épaules : « C’est pour ça que vous avez mal. C’est parce que vous voulez me protéger. Vous me cherchez sans me trouver. Pardon, mais vous ne pouvez pas me trouver.
  — Ce qu’il s’est passé avec tes camarades, ignora volontairement Ey ce qu’elle venait de dire en plissant le regard. Tu l’as dit à ta maîtresse ?
  — Oui.
  — Et qu’est-ce qu’elle a dit ?
  — Elle va en parler à leurs parents. Elle a convoqué Mamie aussi. Mais je ne sais pas de quoi elles ont parlé. Elle m’a juste dit que tout allait s’arranger.
  — Les exercices de sécurité à l’école, tu peux m’en parler ? À notre dernière rencontre tu m’as dit que ta grand-mère s’était plainte qu’il y en avait trop.
  — Y’a des soldats qui entrent en hurlant sans prévenir dans la classe, et ils nous disent de nous cacher sous les tables et de ne plus faire de bruit. La maîtresse appelle ça « jouer au roi du silence ». Je crois qu’elle croit qu’on a 4 ans.
  — Ils ne vous font pas peur les soldats ?
  — Au début. Mais maintenant, ils nous font rire. Y’en a un, il vient toujours avec à manger. Il est gentil.
  — Et leurs armes, ça ne vous fait pas peur ?
  — Les soldats nous les ont montrés et nous ont expliqué que c’était pour nous protéger si des Parias venaient. Ils nous disent qu’on est encore trop jeunes pour les toucher. Mais que si un Parias veut nous faire du mal, nous ne devons pas hésiter à les prendre.
  — Les Parias, ils te font peur ? Tu pourrais utiliser une arme contre eux ?
  — Non. J’aime pas les armes. Ça a l’air lourd. Et tout froid. Quand on voit les Parias à la télé, ils ont l’air triste. Je ne crois pas que les Parias veulent nous faire du mal.
  — Pourquoi ?
  — Personne ne veut des Parias. Je crois qu’ils ont peur que personne ne veut d’eux.
  — Que personne ne veuille d’eux on dit.
  — D’accord, fut-elle circonspecte.
  — Tu as vu ça à la télé encore ? fronça-t-il le regard. Aux informations ? Ta Mamie te laisse les regarder ?
  — Non, c’est comme ça que je le sens, mais je regarde les informations sur l’ordinateur par contre. Et le midi parfois avec ma mamie aussi. Ils vous font peur à vous ?
  — J’essaie de ne pas écouter ma peur, elle est mauvaise conseillère, prit-il cette fois quelques notes. Tu as beaucoup d’empathie pour les Parias j’ai l’impression. Tu te sens proche d’eux ?
  — C’est quoi empathie ?
  — L’empathie c’est s’identifier à autrui par le ressenti.
  — Je comprends pas ce que vous dites. Je crois que les Parias sont tous seuls. C’est tout. Déjà avant on ne voulait pas d’eux. Les Gardiens s’en occupaient pour nous. C’était mon père le chef des Gardiens vous savez ?
  — Oui. Ici en tout cas.
  — Alors maintenant qu’ils se battent, pourquoi ils voudraient la paix ? Dans une guerre, on est toujours le paria de l’autre je crois. Nous sommes les parias des Parias, et c’est nous qui les avons traité les premiers comme des parias, alors je les comprends, dit-elle après avoir cherché quelques secondes une réponse qui surprit le docteur.
  — Ça veut dire quoi paria pour toi ? Où as-tu appris ce mot ?
  — C’est mon père qui me l’a expliqué. Un paria, c’est quelqu’un qu’on ne veut pas près de nous parce qu’il fait peur.
  — C’est une assez bonne définition. Si tu ne penses pas que les Parias veulent du mal, pourquoi tu te prépares à sortir ?
  — J’ai pas peur des Parias, j’ai peur des Gardiens.
  — Je suis désolé Évelyne. Ça fait plusieurs fois que je t’entends le dire. Gardien, nous n’avons plus le droit de les appeler comme ça. Ils ne portent plus ce titre. La loi leur interdit de porter ce titre. Il ne faut plus le redire Évelyne.
  — D’accord.
  — Pourquoi eux en particulier ?
  — Je les aie vues. Ils n’ont pas de visage. Ils ont votre visage. Tout le monde le dit. C’étaient nos Gardiens, nos,…
  — Nos parias.
  — Oui. Parias. Mais ces Parias, déjà avant on ne le gardait que pour tuer.
  — C’est ton père qui te la dit ? Il t’a dit qu’ils faisaient quoi ton père ?
  — C’était il y a longtemps. Mais je me rappelle bien. On devait partir en voyage. J’étais petite, mais je me rappelle bien. On devait partir dans un bel endroit. Esther, elle avait fini de faire ma valise.
  — Qui est Esther ?
  — C’était ma nounou. Elle est morte aussi là-bas. Elle venait avec nous au château. Et il a dit : « Il y a deux sortes de Gardien. Les anges et les démons qui voudraient devenir des anges. C’est un maître et son élève.
  Si l’élève réussi il devient Gardien, et ne pourra continuer de vivre que de cette façon. Et puis, il y a le paria, qui est une personne mauvaise. Le Gardien garde le paria.
  Des hommes bons et des hommes mauvais qui voudraient devenir bons. Et des hommes mauvais. Tous ces gens-là, dans notre monde, notre pays, dans nos villes, nous n’en voulons pas. » Je lui ai demandé s’il n’y avait pas de filles aussi. « Oui, des filles aussi. Des adolescents et des vieillards ». J’ai continué en demandant pourquoi on n’en voulait pas. « Parce qu’ils nous font peur. Certains ont tué, certains ont volé. Certains ont battu quelqu’un. Certains ont fait encore pires. Certains l’ont même choisi sans avoir été condamné ». J’ai demandé pourquoi on ne peut pas leur apprendre à ne plus faire ce qu’ils ont fait. Comme moi quand je faisais une bêtise. Pour moi, c’était pareil. Et je crois que là, au moins cette fois, peut-être, il m’a menti.
  — Comment tu l’as su ?
  — Il avait baissé les yeux. Il avait honte.
  — Et qu’est-ce qu’il a répondu ? Pourquoi il aurait eu honte ? »

    « Il y a deux vérités ici Évelyne dont tu ne pourras jamais douter. Tout le monde a mal et tout le monde ment. Il se trouve que ceux qui font du mal ou qui mentent sont aussi souvent ceux qui ont le plus mal. La différence entre une victime et un bourreau, c’est que le bourreau utilise ses mains alors que la victime les garde dans ses poches. J’étais bête, j’avais ri. Il n’y a alors qu’une question à se poser. Est-ce qu’on peut réparer la personne ? Pas ce qu’elle a fait, c’est parfois impossible, mais la personne, elle ? Toi, mon ange, je protège ta vie, rien ne te fait assez de mal pour que tu ne puisses plus être réparée, mais il y a des gens. Tu as beau essayer. Ils ne peuvent plus être réparés. Peu importe à qui la faute. C’est notre faute à tous en fait ». Comment vous le savez ? Je ne comprenais pas, comment ils savaient qui ne pouvaient plus être réparés. Et pourquoi c’était aussi ma faute ? « La devise des Gardien est : Empêcher de nuire, sans jamais poser de lien. Ils n’ont trouvé qu’une solution. L’homme mauvais n’a qu’une solution. S’il veut se libérer de la garde du Gardien, il doit se battre contre le Gardien et le tuer. S’il gagne, les Gardiens le traqueront, chacun leur tour, jusqu’à sa mort. Les Gardiens sont forts, il en viendra toujours. Mais s’il accepte la garde, la traque cesse. Et alors seulement, il pourra continuer de vivre dehors, toujours dehors, et sous la garde du Gardien jusqu’à ce qu’il l’estime prêt à en être un, qu’il meurt de vieillesse, ou qu’il est tué. » J’avais déjà compris ce que ça voulait dire… Beaucoup de Gardien doivent mourir alors. J’ai osé lui demandé. Mais, si le Gardien se trompe ? « Oui, tu as compris, ils le font pour nous. Le Gardien tue aussi les autres Gardiens qui se trompent. Ils ont un code à eux. Ils ont leur propre loi que nous acceptons tant qu’ils restent hors de nos villes. En ville c’est chez nous, dehors c’est à eux. Les Gardiens ne se rassemblent que pour une seule chose. Adouber un autre Gardien. Le reste du temps, c’est pour tuer. » Alors c’est eux qui doivent savoir pour nous, mais comment ils savent eux que j’ai demandé ?
  — « De la même façon que nous, ils savent qu’ils ne peuvent pas savoir, mais quand quelqu’un accepte de maintenir une telle vie, et pendant toute la vie qui lui reste, à sa mémoire, on pourra bien dire qu’il s’était bien repenti, et on ne le blâmera plus jamais d’avoir existé. C’est le contraire. Il est déifié, nous en faisons un dieu. Aux endroits où les Gardiens meurent, on pose une stèle de pierre sur laquelle est gravée Nullum crimen, nulla pœna, sine lege. Puis son nom. Ça veut dire, Pas de crime, pas de peine, sans loi. Il était notre rempart, nous ne l’oublierons jamais et pour ça, déplacer, dégrader ou détruire la stèle d’un Gardien, pour n’importe qui, c’est la peine de mort. C’est notre pacte avec l’Ordre des Gardiens. » Il a beaucoup insisté là-dessus. « Tu ne dois jamais toucher une stèle Évelyne. Si tu le faisais, je ne pourrais plus te protéger. Je ne pourrais plus te protéger si tu fais ça. » Je ne connaissais pas le mot, il y a beaucoup de mots que je n’avais pas compris, mais je voyais qu’il avait peur. Et après nous sommes partis. J’aurais voulu continuer de savoir. Mais on avait plus de temps. C’est drôle, les stèles, on les a toutes détruites. Y’a plus de pacte, mais maintenant, c'est la guerre. Les Parias nous ont tous condamnés à mort et nous les avons condamnés à mort en retour.
  — Partis où ?
  — Au château.
  — J'aimerais qu’on parle de ton cauchemar, toussota-t-il. Tu es d’accord ? la fit-il après trembler des lèvres. Ça va aller, on n’en parlera pas alors, la soulagea-t-il ensuite. Dis-moi, est-ce que ça te ferait plaisir, si je m'arrangeais pour que cette lettre arrive jusqu’à ton père ?
  — Oui ! sauta Évelyne de sa chaise et s’accrocha-t-elle au bureau. S’il vous plaît !
  — Tu sais que je dois demander à ta grand-mère d’abord ?
  — Faites-le s’il vous plaît !
  — J’ai besoin de lui parler. Tu es d’accord pour que nous discutions seul à seul un moment elle et moi ?
  — Bien sûr !
  — Ok. Alors viens », allèrent-ils ensuite vers la porte.

  Le docteur Ey était le quatrième médecin qu’Évelyne heurtait. Au commencement de la guérison précédait toujours la reconnaissance du mal. On enseignait aux soignants des hôpitaux que l'homme qui se portait bien était une exception, qu'il fallait non seulement s'accoutumer aux malades, mais les soigner sans jamais désespérer de leur guérison. C’était une idée différente lorsqu’il s’agissait de guérir un mal plus subtil, qui n’imprégnait pas la chair, mais l’esprit. Les maux de l’esprit étaient autant de portes fermées et à ouvrir avec le consentement du malade pour y accéder et les comprendre ; ces blessures-là étaient si obscures qu’on ne les atteignait que si le souffrant acceptait, à force de dialogue, de confiance et d’analyse assidue, de les exhiber. La patience à requérir dans cette entreprise était parfois plus importante que celle indispensable aux maux que la chimie, l’anatomie et les outils adéquats définissaient sans incertitude.

  « Déjà ? les reçut la vieille dame lorsqu’ils passèrent la porte du bureau. Évelyne n’alla pas directement embrasser sa grand-mère lorsqu’elle l’appela. Ça va mon ange ? Ça se passe bien avec monsieur Ey ? questionna-t-elle.
  — Il a quelque chose à te demander, lui répondit-elle assez fermement.
  — Vous pouvez venir quelques minutes ? Évelyne va nous attendre ici, si ça ne vous dérange pas.
  — Non bien sûr. Vivi, tu ne veux pas aller à la salle de jeu ? Nous en avons peut-être pour un moment.
  — Non, je veux attendre ici. »
  Emma accepta et se leva. Elle embrassa sur la tête sa petite-fille avant qu’elle ne prenne sa place dans la salle d’attente. Prenant ensuite ses aises sur la chaise où Évelyne s’était trouvée, une fois la porte du bureau refermée, elle n’attendit pas de savoir pourquoi le docteur avait souhaité lui parler. Inquiète, elle évoqua immédiatement les possibles progrès que faisait sa petite-fille avec lui : « J’espère que vous n’espérez pas vous débarrasser aussi d’elle docteur, le menaça-t-elle presque.
  — Je n’abandonnerais pas Évelyne, mais je ne vous cache pas que nous sommes loin de nos objectifs. Les TSPT ne sont pas ma spécialité. Je ferais tout ce que je pourrais, mais c’est une situation vraiment difficile.
  — Je refuse d’entendre qu’elle ne peut pas guérir.
  — Elle n’est pas malade au sens où vous l’entendez Madame Nesbit. Je parlerais plus de dérèglement que de maladie. Vous devez comprendre qu’elle devra suivre une thérapie pendant plusieurs années. Peut-être jusqu’à la fin de sa vie.
  — Toutes les nuits j’entends sa fichue boite. Elle n’a pas fait une nuit complète depuis... ne pouvait-elle terminer. Dimanche après-midi, elle est restée quatre heures, vous entendez ? Quatre heures ! Quatre heures dans le jardin à regarder un arbre. Ce n’est pas normal de faire ça.
  — Ne lui faites jamais savoir que vous la trouvez anormale, c’est mauvais pour elle.
  — J’ai cru qu’elle avait perdu l’esprit tellement elle a mit du temps à me répondre quand je l’ai appelée.
  — Elle n’est pas folle. Elle a juste mal et cherche des réponses.
  — Vous n’avez pas de médicaments à prescrire ? Quelque chose qui lui efface ses idées noires de la tête ?
  — Je n’utilise ce recours que s’il me paraît absolument indispensable. Je ne tiens pas à médicamenter une petite fille de 13 ans. Nous pourrions faire évoluer les choses avec une confrontation.
  — Qu’est-ce que vous voulez dire ? Expliquez-vous.
  — Vous refusez toujours qu’elle rende visite à son père ?
  — Même si je vous disais que je suis d’accord, et c’est non, l'hôpital refuse les visites.
  — Je peux faire jouer des relations là-bas. Le problème n’est pas l’hôpital.
  — Mon fils est devenu plus un légume qu’un homme. La dernière fois ça a été une catastrophe. Personne ne peut l’approcher, même pas moi. Évelyne est tout ce qu’il me reste. Je ne lui imposerais pas ça. Elle a suffisamment vu d’horreurs pour une vie !
  — Vous ne pourrez pas éternellement la protéger du monde. Dans le nôtre c’est devenue une cause perdue. La guerre est partie pour vraiment durer cette fois-ci. Sur ça les infos ne se trompent pas. C’est elle qui veut le voir, et j’y suis favorable. Je crois que voir dans quel état se trouve son père l’aidera à mieux comprendre. Elle pourrait accepter qu’il faille en vouloir à la Faucheuse. Pour le moment, elle refuse de parler de ça, mais revoir son père pourrait décoincer le dialogue. Nous ouvrir quelques portes.
  — Pas la Faucheuse. Mayrbek.
  — Ça se prononce Mayrbek je crois.
  — Je ne vous permets pas ! La Faucheuse, c’est le dernier surnom qui court dans les médias. Ce type c’est la mort, et eux ils osent en faire un spectacle ! Ils me guettent et me proposent de l’argent pour aller pleurer sur un plateau. Il y a je ne sais quoi d’indécent là-dedans, je le sais pour y avoir trop été. Je ne veux pas de cet argent. En attendant je me fous de ce que disent les sympathisants des Parias. Vous savez bien ce qu’il a fait ! Il a tué deux fois en faisant ça ! Sept ans que ce lâche se cache et que personne ne l’a revu. J’espère que ceux qui disent qu’il est mort ont raison et que ça aura été douloureux pour lui ! Ce n’est pas un héros ! Ce n’est même pas un être humain, c’est un monstre, il vaut moins qu’un animal ! Alors devant moi, appelez-le seulement par son nom. Pas de Faucheuse près de moi. Mayrbek, ou ne le prononcez pas.
  — Je suis désolé. Mayrbek alors, le prononça-t-il tout de même mieux. Je ne fais pas de politique moi vous savez, et cette guerre je ne veux qu’une chose, c’est qu’elle se termine vite. Mon seul camp, c’est celui de mes patients. Je soigne mes patients, c’est tout.
  — Ça sent la poussière chez vous.
  — Excusez-moi ?
  — Dans l’air. On voit la poussière à la lumière. L’air est lourd. Ça sent la poussière. Vous savez que la majorité de la poussière vient de peaux mortes ?
  — Je ne savais pas non. J’en parlerai à la dame qui doit faire le ménage… Vous… Vous voulez un verre d’eau ?
  — Oui. S’il vous plaît. »
  Il y avait un robinet dans le cabinet. De celui-ci, Ey rapporta à Emma le verre d’eau qu’il avait accepté. Elle le but tout entier. Dorénavant à côté d’elle, le docteur attendait qu’elle parle. Son calme exhortait la vieille dame à cesser de fuir la recommandation qu’il lui avait faite. « Cet endroit… Cet hôpital. Ce n’est pas un endroit pour les enfants. Évelyne y est déjà allée une fois. Ils nous ont renvoyés. Mon fils était incapable de parler et il n’y avait pas assez de personnel pour veiller à la sécurité. Évelyne en a pleuré de ne pas pouvoir le voir ce jour-là. J’ai l'impression que vous voulez soigner un choc par un choc aussi violent que le précédent.
  — Quelquefois, pour trouver la racine du mal, le mieux à faire est de raviver la douleur.
  — On n’ampute pas un bras sain pour soigner la gangrène du second voyons !
  — Réfléchissez-y s’il vous plaît. Chez vous, à tête reposée. Je vais appeler l’hôpital de mon côté quoi qu’il en coûte, et si vous êtes prête, vous m'appellerez et nous nous arrangerons.
  — C’est de ma petite-fille dont vous devez vous occuper. Pas de moi. Vous avez fini ?
  — Ça ira pour aujourd’hui. Les séances sont longues pour une enfant. Rentrez chez vous.
  — Je ne peux pas vous payer cette séance, mais je vous promets que…
  — L’État ne vous prend plus en charge, je sais, la coupa-t-elle. J’ai vu passer la directive de l’UEA. Écoutez, disons que cette séance est gratuite. Disons que c’est un geste commercial.
  — C’est-à-dire que les patients sont aussi vos clients ?
  — C’est vous qui allez devoir dire à Évelyne qu’elle ne verra pas son père. J’ai beaucoup de difficulté à établir un lien avec elle. Si je veux l’aider, je dois arriver à établir une réelle confiance entre elle et moi. Je ne compte pas me tirer une balle dans le pied en assumant pour vous votre décision. Une décision qui ne lui plaira pas. La gratuité de cette séance, c’est une compensation pour l’épreuve que vous allez devoir surmonter.
  — Je ne vous aime pas. Je vous l’avais déjà dit ?
  — Non. Mais je prends note. Et je ne le prends pas pour moi. Dans votre dossier j’ai découvert que vous n’avez apprécié aucun de mes prédécesseurs. Heureusement pour moi, ma patiente, c’est Évelyne, pas vous. Vous êtes libre de participer à sa guérison. Ou pas, resta-t-il calme en se rasseyant.
  — Si nous en avons fini, j’aimerai sortir. Puis-je ?
  — Ce n’est pas une prison ici… Je vous en prie.
  — Allez dire ça au juge qui nous a imposé cette thérapie en échange de m’avoir confié ma propre petite-fille, se durcit Emma en se levant de sa chaise. Les barreaux qui ne sont pas en acier sont plus difficiles à ronger disait ma grand-mère.
  — C’étaient quoi ses barreaux ?
  — Mon grand-père. »

  Bien des personnes s'installaient dans la gêne par leur faute, et étaient tout ébahies quand elles ne savaient plus comment en sortir ; tandis qu’Emma retournait seule vers la salle d’attente et qu’Évelyne sauta sur elle pour n’y recevoir qu’un « Nous n’irons pas mon ange », voici qu’étonnamment la compassion tendre et secourable donna à la maladie de la solitude presque un ton de douceur. « Ce n'est pas grave…, accepta Évelyne en regardant le parquet de cette pièce qu’elle détestait.
  — Ce serait mauvais pour toi ma chérie. Nous devons laisser ton père où il est, essaya encore la grand-mère de se justifier.
  — C’est rien, je comprends, affirma-t-elle. Je dois y retourner ?
  — Non, ta séance est terminée. On va rentrer.
  — D’accord. Je vais rentrer à l’école directement ?
  — Je pense qu'ils ne poseront pas de questions si tu n’y retournes que cet après-midi.
  — Je vais dire au revoir à Monsieur Ey.
  — Ce ne sera pas nécessaire.
  — Je pense que si », l’ignora-t-elle.
  La petite blonde franchit la porte du bureau sans frapper, le docteur Ey prenait des notes : « Un souci ? s’étonna-t-il. Ha mais oui, tu veux le papier pour l’école.
  — Non. Je m’en fiche. Je viens vous dire au revoir.
  — C’est gentil, tu n’étais pas obligée tu sais.
  — Si monsieur », grogna-t-elle en s’approchant calmement.
  Elle contourna le bureau puis, à la stupeur du praticien, lui tendit la main, « Ce n’est pas votre faute monsieur », lui dit-elle. Il ne sut y répliquer et se figea. Ses yeux écarquillés accompagnaient son silence. « Merci d’essayer. À bientôt », lui dit-elle après s’être séparée en voyant qu’il ne saurait prendre sa main. Le docteur eut honte, il chercha à comprendre, mais il ignora pourquoi. « Un geste et un mot, rien que ça ? » pensa-t-il. « C’est parce que dans la bouche fragile d’un enfant, bons ou mauvais, les mots sont toujours généreux », se conclut-il.

  Dehors, juste à côté de la porte d’entrée du cabinet du pédopsychiatre, deux affiches étaient placardées l’une à côté de l’autre et ceci se répétait sur tout un pan de mur. On dénombrait vingt affiches identiques aux deux premières. En sortant, ni Emma, ni Évelyne n'y avait prêté une grande attention ; la première était une publicité de cinéma : « Journal intime d’une strip-teaseuse » était le titre du film proposé. Dessus, il y avait l’image d’une femme en position lascivement équivoque. L’autre était une affiche de recrutement. Elle invitait à intégrer ce qu’on appelait « La Chasse », une milice qui combattait les Parias aux côtés de l’Union Européenne Armée. « Pour sauvegarder le monde que nous avons construit, empêchez la subversion de nous gagner ! », était inscrit sur celle-ci. Du sexe à côté de la guerre, le cocktail résolu de l’animalité. La grand-mère et sa petite-fille devaient traverser la voie pour retrouver la voiture garée sur le trottoir d’en face et rentrer chez elles, seulement un convoi militaire les en empêchait. Sous leurs yeux, passaient charrettes tirées par des chevaux, des cavaliers, camions remplis de soldats et véhicules de combat, tanks et autres monstres d’acier du même acabit. Une parade d’esclaves en uniforme plus anxiogène pour les riverains qu’un défilé du 14 juillet. Une même image dans une autre langue faite d’autres symboles. Au ciel, des hélicoptères escortaient tout cela et juste au-dessus des immeubles, ou au milieu des rues, des drones scannaient tous les passants. Emma, la main sur l’épaule d’Évelyne, la tenait fermement contre elle, veillait à ce qu’elle ne traverse pas et craignait que ce convoi soit interminable.

  Jadis, quand alors les villes n’étaient que des bourgs, les moutards jouaient et chahutaient sans surveillance dans la nature. Garçons et filles mélangés, sans présence d’adultes, grimpaient aux arbres, découvraient fleurs, bestioles et côtoyaient sans distinction les étrangers, ou les étrangetés. Tout le monde éduquait un peu l’enfant de tout le monde. Ils se bastonnaient, chantaient et couraient à moitié nus à travers les campagnes. Ils se griffaient, s’écorchaient, se blessaient parfois gravement, c’étaient d’autres mœurs en un autre temps, personne ne s’en choquait. Cela n’était plus possible. Aujourd’hui, on avait acté que nul ne pouvait se promener en zone urbaine sans qu’au-dessus du crâne, une machine ou une caméra vérifie l’identité et transmette à on ne savait quel institut ou agence toutes les informations récoltées. Personne ne pouvait plus sortir sans avoir peur de quelque chose. En chacun résonnait cet écho : « Tu n’es jamais en sécurité ». D’autres mœurs encore, pour un autre temps.

  À présent, les histoires que racontaient les parents étaient remplacées par des écrans, les rencontres par les réseaux sociaux, la fréquentation physique se limitait progressivement à l’unique famille, des cloisons avaient été érigées entre elles ; pour se rencontrer, l'hors cité était rigoureusement exclu, même en certaines circonstances interdis par la loi du fait que la frontière avec l’ennemi fut officiellement déclarée « Zone d’exclusion Urbaine ». Presque tout le monde était passé aux petites chambres, aux petits salons et aux cages d’escalier. Le dehors était mort, tout se faisait au-dedans d’une boîte ou bien au travers de l’une d’elle : ordinateur, avion, voiture, chambre, bureau, maison, téléphone, rien que des boîtes de plus en plus hermétiques entre elles. Depuis le Schisme des Parias, les démographes prévoyaient à raison une chute de la natalité et pendant ce temps, se chuchotaient que s’empilant sur les champs de bataille, les morts chantaient : « My God ! My God, que de travail pour toi ! Ô My God, my God ! Que de travail pour nous. »
  Après quelques minutes, des cars blindés aux vitres grillagées passaient. La plupart étaient vides, sauf deux. Sur les regards qu’Évelyne entrevit à travers leurs vitres grillagées, elle ne décela que de la peine. Elle déduisit alors qu’il s’agissait d’un convoi de prisonniers. « Ceux-là ne feront plus la guerre », commenta Emma ce spectacle pendant que sur le trottoir d'autres applaudissaient les détenteurs de ce butin. Une remarque et des gestes qu’Évelyne ne partageait pas, « c’est ça la guerre », s’imprimait plutôt en elle, et elle n’aimait pas vraiment cela.


Dernière édition par Potentia Multitudinis le Mer 4 Oct 2023 - 14:00, édité 3 fois

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†. Demande à la
violence. †




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†. Une Ombre
Sur un Soleil. †



Sur le Palier


 
  Chacun concevait toujours la démence du dissipateur qui se ruinait pour s'attirer tous les bénéfices, car un avocat n’est pas gratuit, mais chacun se rendait aussi plus difficilement compte de la folie du pingre, surtout si l’avocat est là pour faire garder ce qu’on a déjà. On ne devient pas riche en étant généreux. Une vie continuelle de privations était bien rude à supporter, plus encore à celui qui n’aura connu que la facilité. Cependant, il fallait bien que l'avarice ait quelques attraits pour que tant de gens y adhèrent si passionnément. Qu’en était-il pour celui ou celle qui, après un travail dûment récompensé, retournait au stade voisin de l’indigence ? Il fallait aussi bien que l’envie de paraître s'estompe avec les années pour savoir affronter avec dignité une chute des finances. Emma en avait fait les frais, car si tutrice de la seule héritière de Charles-Édouard, surnommé Ed autrefois, elle avait dû malgré tout accepter de réduire son niveau de vie, parce que les finances de son fils n’étaient pas de celles qu’on s’imaginait lorsqu’on songeait aux grandes fortunes.  

  À contre cœur, elle avait migré comme tant d’autres vers la campagne si peu certaine où les prix de l’immobilier avaient dégringolé. Normal étant que la sécurité y était bien moins assurée depuis la Fracture. Elle était techniquement en zone d’exclusion urbaine, donc en zone de guerre. Mais Emma eut l’insolente chance que les Parias ne viennent jamais chez elle y faire le moindre mal contrairement à tant de ses voisins qui n’eurent pas le même traitement.
 
  Loin de pouvoir jouir de la fortune de son fils déclaré inapte, elle devait faire avec les procédures d’un État au bord de la faillite depuis que les recettes engendrées par le Bannissement Social avaient volé en éclat, qu’il fallait financer à des dimensions pharaoniques une armée en difficulté et que la production autant que le commerce étaient mondialement entravés par le sabotage. Le Canaux de Suez et de Panama étaient tenus par les Parias. De nombreuses montagnes, jungles et forêts, étaient tenues par les Parias. Des villages entiers les abritaient secrètement. Des populations entières volaient pour les ravitailler. Pour les gens, tous ces lieux homonymes des champs de bataille qui s’éternisaient dans l’impasse portaient le nom d’endroits autrefois moins effrayants : Himalaya, Amazonie, Sahara, Gobi, Caucase, Taïga, Jura, Fleuve Congo, Sorona, Primorye, Birmane, Borneo, le Puy de Sancy,… De leurs jours, non plus des synonymes touristiques, mais des noms Propres qui faisaient effroi.
  Un symptôme de cette guerre fut qu’aujourd’hui on lui refusait que sa petite-fille touche ses parts. À ce propos, elle avait ce jour-ci un important rendez-vous à son domicile. La maison qu’elle louait était vétuste, mais spacieuse de quatre-vingt-dix mètres carrés et d’un très grand terrain. Lorsqu’elle revint avec Évelyne de la séance chez le pédopsychiatre, elle prépara d’abord le repas qui se déroula dans un pesant silence entrecoupé de banalités. Pour combler le vide et parce qu’Emma aimait suivre l’actualité, la télé était allumée sur une chaîne d’information en continu. « On les aura » cette fois ne prenait pas. « Pendant qu’on demande la fin de la guerre, eux ils applaudissent qu’hommes et femmes sont égaux sur les champs de batailles. Quel progrès pour l’égalité qu’ils disent… Nos pauvres jeunes, qu’on leur fait mal. Ha, ça… On leur fait bien du mal », renifla Emma devant la propagande. Mais le bloc tenait. La Sainte-Alliance ne connaissait pas plus le clivage des frontières que des cultures. Du septentrion à son opposé, les Parias et les nations s’affrontaient. Sept ans que l’ennemi était sur le palier, et maintenant tout ce qui frappait à la porte, même un avocat, pouvait être l’ennemi venu vous égorger.
  Le marcher noir des Parias, pourtant illégal avalait l’autre à mesure que la guerre s’éternisait. C’était avec cela qu’Emma arrivait à vivre à peu près confortablement quoi que la punition eût été sévère si elle avait été prise. Son reportage ne manqua pas de le lui rappeler.
  Évelyne appréciait ce journal télévisé, mais loin d’en connaître pleinement le langage à l’inverse de sa grand-mère, il lui soulevait plus de questions qu’il lui donnait de réponse. Le conseil de son pédopsychiatre ne tomba pas dans une oreille sourde. Fébrilement, plutôt que de garder pour elle ses interrogations, la petite fille osa questionner sa grand-mère sur ce qu’elle ne parvenait pas à comprendre : « Où ils vont mamie ?
  — Y’en a, quand ils partent ils appellent ça une aventure. Ils vont vers une aventure. Finis ton assiette s’il te plaît.
  — Je t’aime Mamie. Mais si tu veux que je ne voie pas ce qui se passe, n’allume pas les informations pendant qu’on mange.
  — Tu sais Vivi, je crois que ton docteur a raison. Tu es trop intelligente pour ton âge, soupira-t-elle.
  — Je vis toujours comme si je jouais à cache-cache. C’est un peu comme si tout le monde jouait avec moi. Est-ce qu’on joue à cache-cache en ce moment ? »
  L'esprit n'avait que des flambées tandis que l'intelligence avait des rayons. Le génie n’était pas tant celui qui savait que celui qui éclairait, et là encore, Emma risquait l’échauffement à vouloir comme à chaque fois étouffer une torche si flamboyante qu’elle ne saurait briller sans brûler. Le génie est un instinct plein de passion. Cette fois, la blessure lui serait si insupportable qu’elle ne pouvait chercher à souffler sur la flamme. « Alors ça, ma chérie, ne crois jamais que tu dis des bêtises. Je ne sais pas quoi te répondre. Tout ça me dépasse autant que toi. Les histoires, non. L’Histoire, la grande, elle nous dépasse tous, autant celui qui la vit que celui qui l’écrit. Mais il y a une chose que je peux te dire. Tu sais, à soixante-dix ans passés, j’ai eu l’occasion de rencontrer beaucoup de gens qui ont l'air mystérieux pour ne rien dire et ne rien penser, et lorsque tu sens que quelque chose a l’air de paraître sans être, tu peux toujours te dire que c’est quelque part un refuge de la bêtise. Toi, ma chérie, tu es toujours honnête, tu as été élevée comme ça, et l’honnêteté n’est jamais bête, répondit Emma en souriant. Elle aurait aimé ajouter que sa petite-fille lui rappelait son fils qui, sur l’éducation de cette enfant, ne semblait pas avoir échoué, mais rien que de prononcer son prénom lui était intolérable, alors elle s’en dispensa.
  — Ok Mamie. »

  Après avoir mangé, vers treize heures, Emma envoya Évelyne dans sa chambre, parce que son rendez-vous sonnait derrière sa porte et elle tenait à ce que sa petite-fille n’assiste pas à ça. Lorsqu’Évelyne monta l’escalier, elle alla ouvrir à un homme de petite stature. Sa vue surprit Emma, tassée par les années et déjà pas bien grande elle-même. « Il est petit comme on ne l’est pas ! », songea-t-elle sans oser le dire. Dans un costume anglais couleur taupe, l’homme se présenta comme René-François Lacombe, cacochyme avocat-conseil avec qui elle avait convenu d’un rendez-vous par l’intermédiaire d’une secrétaire. Une tête un peu trop grosse pour le corps, un beau visage originaire de Saint-Malo et pourtant basané, et des cheveux volontairement ébouriffés, il sourit de ses belles dents blanches et demanda d’entrer. Comme si elle allait le refuser.
  « Ça fait bien longtemps que je suis entré dans une maison sans chien, s’étonna René-François en passant le seuil de la porte.
  — Je suis trop vieille pour avoir un animal, lui expliqua naturellement Emma en le conduisant vers la table de la salle à manger.
  — Vous seriez plus en sécurité avec un chien. Tout le monde en a un aujourd’hui, si ce n'est pas deux ou trois, continua-t-il en prenant place et en posant sa serviette sur la table. Les scientifiques cherchent encore à comprendre ce qui cloche avec la faune sauvage. Vous vous êtes tenus au courant de ces dernières recherches ? C’est passionnant !
  — Ce n’est pas ma sécurité qui m’inquiète pour le moment. Vous n’êtes pas là pour ça. Ce sont de mes finances que nous devons parler.
  — Je n’ai pas de bonnes nouvelles », lui annonça-t-il sans compassion et en sortant ses dossiers de son porte-document.
  Cette brutalité força Emma à s’asseoir, elle pensa offrir à boire au jeune homme, mais elle avait d’autres priorités : « Quand j’avais 20 ans, 40 millions d’abonnés regardaient en streaming mon mari me prendre sur notre canapé. Dites-moi juste où j’en suis.
  — Alors je vais être franc. Vous êtes ruinée. Complètement ruinée. Surtout elle. Vous auriez du thé s’il vous plait ? »

  Une tradition française consistait à mieux aimer se faire ruiner par un législateur indécis que de se faire enrichir par un réformiste résolu. L'impuissance, en politique, était le synonyme de la compromission, et que l’on naquit riche ou pauvre, à la venue du jour de perdre tous ses deniers, ce « mal de modération » finissait de boire tout le sou. Emma, inerte un instant à cause de ce qu’on venait de lui annoncer sans ménagement, en faisait l’expérience. Elle se rendit vers un placard, mit de l’eau à bouillir, sortit un sachet de thé qu’elle plongea dans une tasse qu’elle ne tarda pas à remplir. « Mais comment c’est possible ! hurla-t-elle en frappant la tasse qui se fracassa dans l’évier. Mon fils dépensait des millions chaque année et il continuait de gagner de l’argent. Comment on ne peut plus rien avoir !
  — Pas de thé alors… Charles-Édouard se rémunérait surtout grâce à des opérations comptables. Il vendait des actions de sa propre entreprise qu’il rachetait ensuite pour maintenir les cours en bourse de sa société. Il prenait des stock-options à côté pour se payer en crédit auprès de sa banque. Ce sont ces stock-options qui le payaient, mais ce sont eux aussi qui vous ont ruinés.
  — Il n’avait pas de salaire ?
  — C’étaient les stock-options son salaire.
  — C’est quoi ça ? Expliquez-moi ! vint Emma se rasseoir.
  — Ce sont des obligations d’achats d’actions en bourse à une certaine date et à un certain prix. On peut obtenir un crédit d’une banque en utilisant ces stock-options comme garantie. Vous savez, le fond des choses. C’est que plus vous êtes pauvre, plus c’est vous qui payez la banque, alors que plus vous êtes riche, plus c’est la banque qui paye pour vous. Les stock-options, ça permet d’avoir un revenu non imposable, puisque ce type de crédit de nos jours ne l’est pas. Ça marche bien tant que les cours des actions sont stables.
  — Et bien vendez les ces stocks trucs ! Qu’est-ce que je…
  — Je ne peux pas. Avec l’abolition du Bannissement Social, les actions de l’entreprise de votre fils se sont effondrées. C’est la banqueroute. La banque veut le remboursement de son crédit, l’entreprise est en liquidation et la loi vous oblige à racheter des actions qui ne valent plus rien au prix fixés par vos stock-options. À ça, ajoutez que l’État réclame des arriérés concernant les versements à la CAAP qui n’avaient pas encore été faits. Les indemnités que vous devez aux employés de votre fils selon les contrats signés. Une fois que tout le monde se sera servi, il vous restera moins que rien. Il se peut aussi qu’on vous prenne une partie de votre retraite, car je doute que les ventes des biens de votre fils et les vôtres suffisent. Attendez-vous à une visite d’huissier très prochainement.
  — L’abolition du Bannissement n’est que temporaire. Le temps que nous gagnions la guerre. Nous ne pourrions pas faire durer la procédure ?
  — Allons, madame. Aucun fonds de pension ne prendrait ce risque aujourd’hui. Et pourtant j’ai essayé. J’ai fait trainer cette affaire au maximum. Mais maintenant, je ne peux plus rien. Le gouvernement maintient la CAAP uniquement pour pouvoir vous plumer. Ils fermeront cette institution dès qu’ils auront eu votre argent. Il n’y aura plus jamais de Bannissement Social en Europe.
  — Plus ça va, plus les lois deviennent absurdes, se désespéra Emma. Le monde est devenu fou. L’État perd pied.
  — Plus la transformation qui s’annonce se fait profonde, plus les lois qui visent à maintenir le statu quo s’affolent. Ça n’a rien de nouveau. Ça s’appelle le chaos.
  — Ne parlez pas de ça comme si c’était vivant !
  — Mais bien sûr que ça vit. Un État madame, c’est un monde et une vie en soi, ça meurt et ça se reproduit. Il a besoin de manger pour vivre, et c’est nous qu’il mange.
  — Qu’est-ce qui me reste comme arme pour combattre tout ça ? Qu’est-ce que je peux faire ?
  — Vous ne pouvez rien faire. Très peu de personnes peuvent se prétendre à l’abri aujourd’hui. »
  Quand l'ordre exagère, on peut être sûr qu’il cherche à combattre un désordre qu’il ne fait que nourrir davantage. Aux yeux des esprits quadrillés comme des nomenclatures topographiques, ce pire des fruits appelé chaos des uns et désordre des autres, n’est pas seulement un changement, mais une anarchie prompte à franchir toutes les barrières protectrices qu’on avait crues insurmontables. Chaos est devenu un autre mot pour dire « violence soudaine et totale ». Chez les coutumiers de la régularité, on ne fait qu’accroître le malaise qu’il sème dans son sillage. « Les changements qui n’étaient pas pris par la main finissaient toujours par prendre à la gorge », eut un bon trait d’esprit Churchill, et embrasser le changement pour s’y adapter ne convenaient pas aux natures aimantes des angles droits. Emma n’en était plus là, combattre encore l’inéluctable lui aurait été superflu, s’il n’y avait pas eu une petite-fille innocente dont elle se faisait la gardienne. De là, son refus de se soumettre à l’inexorable. Dissimulée en haut de l’escalier, l’objet de son affection n’avait d'ailleurs pas obéi, et s’était accroupie sur une marche pour profiter de la totalité de la conversation. Évelyne n’avait rien entendu aux termes techniques de René-François, mais elle avait très bien compris que ce qu’il indiquait n’était autre que la pauvreté pour elle et sa grand-mère. Cette paupérisation de son nom ne l'effrayait pas, parce qu’elle ne concevait pas encore ce que voulait dire manquer de ressources matérielles. En revanche, le timbre de voix de sa grand-mère où elle présageait toute l'angoisse et l'effroi lui faisait mal ; c’est ainsi que le malheur au cœur de son aïeul lui expliqua en quoi être sans ressource est sévère : un visage qui se noircit. Discrètement, pendant qu’Emma renvoyait son avocat de mauvais augure, elle alla dans sa chambre retirer une plinthe cachant un petit trou où elle conservait secrètement sa boîte à musique. Son souci était de rassurer sa grand-mère, de lui guérir ses craintes, alors n’ayant à ses yeux que ça de valeur, et sachant comme sa grand-mère tenait à ce qu’elle cesse de l’écouter, elle prit l'amère décision de s’en séparer. Lorsqu’elle entendit claquer la porte d’entrée, elle quitta sa chambre et descendit l’escalier. Elle trouva Emma dans le salon, assise à la table à manger, la figure cachée dans une main. La boîte à musique fut posée sur la table, ce qui tira Emma de ses pensées, et lorsqu’elle découvrit qu’Évelyne était auprès d’elle, « Tiens Mamie, tu peux la prendre », accompagna le minois de l’ange que la vieille dame tremblait de regarder. « Merci ma chérie, renifla Emma. Mais tu peux finalement la garder. Ça va aller.
  — Tu es sûre ?
  — Oui mon cœur. J’en suis sûre.
  — Je vais l’écouter moins souvent alors. Je te le promets.
  — Ça va être bientôt l’heure de retourner à l’école. Tu veux te préparer s’il te plaît ?
  — J’n’ai pas envie d’y aller. Laisse-moi rester ici cet après-midi. S’il te plaît.
  — Je te ferai un mot c’est d’accord.
  — Merci Mamie, l’embrassa-t-elle. Tu veux qu’on joue ?
  — J’ai besoin d’un moment. Ça t’embête pas de t’amuser toute seule ? Je reviendrais vers toi après.
  — D’accord. »

  Évelyne rassurée, laissa sa boîte sur la table et se dirigea vers la porte-fenêtre de derrière, elle la franchit et continua de trottiner sur la parcelle de la propriété. Avant qu’elle et sa grand-mère emménagent ici, ce terrain avait été un magnifique jardin, une nature contrainte à la géométrie symétrique si propre au jardin à la Française, mais c’était désormais une friche sauvage qu’il fallait traverser. L’herbe brûlée par le soleil était presque aussi haute que l’enfant dont la frimousse blonde débordait à peine. Elle empruntait toujours le même passage, l’avait tracé en répétant le même chemin jusqu’à un endroit particulier, là où trônait un poirier d’environ quinze mètres. Les petites fleurs blanches aux étamines rouges réunies en grappes s'y épanouissaient déjà alors que la chaleur était éprouvante pour cette saison. La croissance de l’arbre était aussi déréglée que la faune parce que n’y coulait pas que la sève ; en lui un esprit et un sentiment propre de vie. L’Empire des hommes avait porté son emprise à toutes les sphères, et maintenant que l’Ordre ne savait plus à quel saint se vouer, la flore ne s’en trouvait pas moins désarçonnée. Elle le manifestait seulement à sa propre façon. D’aucun appelait ça la crise écologique, mais pour d’autre, ce n’était que la réminiscence du chaos.
  Sous lui, à son ombre, Évelyne s’accroupissait, levait la tête et attendait patiemment que tombe d’une branche l’une de ses poires. Une ramure attirait toujours plus spécifiquement son attention. Elle y retrouvait sans cesse le même papillon : un caligo eurilochus normalement absent dans cette région. Entre les feuilles, par ses ailes, il offrait l’illusion d’un œil de chat qui la fixait. Son essence se perdait dans ce regard, et s’y intensifiant par des voies primesautières stimulées sous un rideau primitif, passait de l’épouvante d’un souvenir à l’extase d’un sentiment de plénitude, comme si, par un iris jaune peint des mains de Dieu sur une aile fixe, des phrases essentielles et poétiques s’infiltraient en elle pour lui assurer que tout ce qu’elle avait vu, et ne comprenait pas, n’était pas si grave. Qu’elle ne sache point que la nature logeait sa douleur là où elle chassait le plaisir, ne lui changeait en rien le bienfait que cela lui procurait. Et cette thérapie ne coûtait rien à personne.

  À la porte-fenêtre, en ne la voyant plus, Emma sut où se trouvait encore sa petite-fille. Elle hésita à la rejoindre. Trop de fois elle l’avait récupérée sous cet arbre sans jamais comprendre pourquoi il la fascinait tant. Ce vide, elle le comblait en pensant qu’Évelyne était bloquée dans son passé, et que cet arbre, d’une certaine façon la raccrochait à celui-ci. Sa colère montait d’autant plus fortement qu’elle se confrontait à son impuissance, alors aux besoins de la diriger quelque part, elle s’empara d’un couteau de boucher dans un tiroir, puis de son manche fracassa la boîte à musique qu’Évelyne avait abandonnée là. Elle s’en sentit rapidement coupable, mais il était alors trop tard, elle était devenue irréparable. Honteuse, elle rassembla les morceaux, et prévit de dire à Évelyne qu’elle l’avait finalement prise et dissimulée quelque part où aucune d’elles ne pourrait l’atteindre. Cet endroit s’avérant être métaphoriquement le néant, cela n’était pas si faux. De toute façon, Évelyne ne lui en voudrait pas, c’était aussi parce qu’elle savait cela, que ce mensonge ne lui noua la gorge que le temps de l’envisager. La coïncidence qu’Emma ignorait, c’est que lorsqu’elle acheva son attentat, de l’arbre où sous Évelyne songeait, une poire tomba.

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†. Demande à la
violence. †




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†. Une Ombre
Sur un Soleil. †



Voir ne peut dévoir


 
  le même après-midi où la boîte à musique d’Évelyne était brisée, quelque part à l’abri des regards, Mayrbek profitait de sa sortie quotidienne. Au bout de son index dressé devant ses yeux, il contemplait un papillon. Le Paon du jour. « Contempler » n’est certes pas forcément inapproprié pour un aveugle, car même deux yeux crevés n’empêchent pas de voir en d’autres sens. Il ne distinguait pas l’érubescence sur les ailes de l’insecte ravi de siéger au bout de son doigt, mais le voyait au fond bien mieux que cela. Quand l’animal battait des ailes et éjectait une partie des écailles poudreuses établissant sa couleur, ses traits devenaient plus affectueux. Cela semblait lui insuffler l’envie de consoler.
L’alchimie gestuelle d’un apanage écarlate pourfendant l’air était pour la Faucheuse autant une poésie que les rimes d'un feuillet écrit sans stratagème ou d’une chanson ; elle y visitait, absolument tout ce qu’elle désirait éprouver ; à son regard rien n’était en surface aussi beau qu’aussi laid. La beauté ne comptait pas. Quant au reste, de l’absence de lumière, elle avait découvert que pour mieux juger, les yeux étaient superflus.
Si silencieuse, et pourtant, tant redoutait de la rencontrer tout en cessant jamais d’espérer qu’elle cessât d’exister, la Faucheuse, où une signature au visage de toutes les meurtrissures d’une vie de violence n’empêchaient pas entre quelques lignes les délices d’une conversation joueuse.

L’air devenait toujours plus lourd en présence de Mayrbek, cette lourdeur ambiante allégeait le pas de Wolfgang proche de le rejoindre ; pressé de le trouver, mais effrayé de lui parler. Avant de l’atteindre, le Glasmaske apercevait deux silhouettes. Assis aux pieds de la Faucheuse, deux yeux ambrés sur un corps jamais rencontré. Parce qu’il doutait que ce qu’il voyait soit réel, comme cela était arrivé de nombreuses fois depuis qu’il était au service de Mayrbek, Wolfgang se frotta les yeux sans cesser de marcher, et en rouvrant le regard, plus que la silhouette de Mayrbek devant lui. Cela stoppa un instant son pas qu’il reprit plus déterminé. Quand la feuille des bosquets était happée dans les airs par la brise d’automne, elle s'abattait aussitôt sur la terre où elle devait se réduire en poussière ; mais quand une âme était traînée dans le ciel par le vent de la mort, elle n'en redescendait plus, elle avait retrouvé son berceau. La mort est la patrie indistincte de toutes les âmes. « N’est-elle pas plus équitable que la vie incapable de se défaire de sa substantielle iniquité ? » martelait depuis sept ans Wolfgang aux Gardiens de jadis. Ne serait-ce que faire douter de cela, et la terreur se délestait de sa présence chez ces vieux guerriers qui dépassèrent pour certains plus de trois décennies à vivre de leur sang ; « à l’extrême de cette pensée, on finit par passer son temps avec la mort comme avec une vieille amie, mais une amie un peu encombrante tout de même », confia Wolfgang néanmoins une fois à son camarade Loïc. Toutes les illusions et étrangetés qu’on y rencontrait ne faisaient que renforcer la fascination qu’on en avait. La mort soumettait sans contraindre parce qu'à sa rencontre, tout s’effondrait, même le désir de lui résister.
« Il faut que tu sois très impatient pour oser me trouver au seul moment qui n'appartient qu’à moi, le reçut la Faucheuse.
— J’avais espoir que nous puissions nous parler seul à seul. »
Le Glasmaske n’osa pas se mettre à son niveau, et décida de se tenir à deux pas derrière pour ne voir que son dos. Le papillon sur le doigt de Mayrbek s’était déjà envolé, l’ancien Gardien au masque de verre mit un genou en terre : « Tu n’as pas à t’agenouiller. On ne s’agenouille qu’une fois, quand on entre chez nous.
— Un réflexe.
— Au réflexe préfère le choix.
— As-tu toujours aussi mal en ce moment ? l’interrogea-t-il en se relevant.
— Oui.
— Je suppose qu’elles te manquent toujours. Ça se comprendrait.
— Paraît-il qu’on ne meurt jamais vraiment. Vrai ou non, ça ne console pas les vivants. Ce n’est pas tellement de ne plus les voir qui me peine, mais les regrets. Un jour, j'ai dit à Jezabelle que nos peurs naissaient de nos ignorances. Quelle erreur, il m’avait manqué une clé. L’ignorance est le pain de l'angoisse, mais pour que naisse l'épouvante, pas besoin d’ignorance, le désir suffit. Peu importe où l’on va, une fois mort tant que quelqu’un se rappelle c’est un morceau d’immortalité. La mémoire c’est la chair d’immortalité qu’il y a en nous. Alors, si je me rappelle, c’est bien qu’elles vivent un peu. J’ai leur stèle en moi.
— C’est à elles que tu pensais en ce moment ?
— Non, je parlais à quelqu’un d’autre. De bien vivant cette fois.
— À qui ? Il n’y a que nous…
— À une petite fille quelque part. Elle a besoin qu’on la console.
— Évelyne ? Tu parles à la fille de Charles ? s’étonna-t-il sans obtenir de réponse. Je doute de plus en plus de comprendre ce que tu dis. Tu cherches à me rabaisser ?
— Tu es ma voix pour les Parias. Comment je pourrais considérer ma voix si basse ? Et puis, mon ami, douter, sais-tu ? C’est de l’intelligence. Sois fier de savoir douter.
— Autrefois, j’étais pétrie de certitudes, et maintenant je doute sans cesse de tout. Ce que tu qualifies d’intelligence, je l’appelle l’angoisse. L’angoisse est-elle une fierté ?
— Plus on se rapproche de la mort, plus la vie nous pose des questions. Je ressentais ça souvent, lorsqu’autrefois je me questionnais sur la violence de notre mode de vie. Entre aujourd’hui et l’époque où nous n’étions que Gardiens, il y a assez peu de différence. Soit c’est que la guerre n’a pas besoin d’État, soit c’était qu’en réalité nous étions déjà un État dans l’État. En tout cas pour nous, la vie ne change pas, et ça c’est que quelque part la guerre était déjà là. Au moins pour nous.
— Tu le sais ?
— Avant le Haut-Kœnigsbourg, je ne le savais pas.
— Je n’ai jamais revu un tel déchainement de violence depuis ce jour. Au début je dormais très bien. Mais aujourd’hui, je dors moins bien.
— La violence c’est un nœud. Il faut le démêler. Mais avec ce qu’on y trouve, c’est dur, parce que voir ne peut dévoir. Et qu’ai-je vu ? Pourriez-vous me croire, si vous ne pouviez pas voir ? Tu vois bien que ce que je touche perds la vue. Les médias disent que ce n’est qu’une maladie que je donne. Un virus qu’on ne connait pas et ne comprend pas encore. Peut-être bien, mais alors cette maladie c’est être capable de regarder de plus près la vie. La douleur renferme sur soi et elle ne fait plus que creuser. Ce qu’ils voient quand ils sont touchés et quand ils en parlent. Ils n’ont pas les mots… Tu sais, on dit souvent, « aujourd’hui le monde est fou », mais le monde est fou depuis que le monde est monde.
— Je me suis souvent demandé jusque quand vous voyez.
— Je vois et je sais aussi loin qu’on le peut, mais pas plus loin qu’au présent. Voir dans le passé, c’est toujours regarder du présent. Je ne suis pas le démon de Laplace. Être conscient, c’est être entièrement présent. Au-delà du présent, c’est du pronostic devant et de l’histoire derrière.
— Je me sens prêt à recevoir une partie de ce savoir. J’arriverai peut-être à mieux entendre ce que tu dis après ça. Il est temps pour moi Mayrbek. Sept ans, c’est déjà trop.
— Tu oses enfin. Tourner autour du pot ne t’allait pas.
— C’est que tu parles beaucoup surtout.
— Tu jalouses le Glasmaske de tout à l’heure.
— Non, je me sens prêt. Je crois que tu ne reconnais pas ma valeur. Tout le travail que j’accomplis pour toi. À notre rencontre je me sentais ton égal, aujourd’hui j’ai le sentiment d’être ton sous-fifre.
— Je reconnais ce que tu es, autant je sais que tu n’es pas prêt.
— Pourquoi ça ? Je pense mieux me connaître que tu me connais.
— Si tu me touches, tu ne mourras pas, tu es trop prêt, mais tu perdras l’esprit parce que tu n’es pas encore assez prêt non plus. Il faut une grande âme et une grande souplesse d’esprit pour endurer ça. Le moment venu, je te le donnerais, mais ce moment n’est pas aujourd’hui.
— Il est inconcevable que ton bras droit ne reçoive pas ce que tu offres à plusieurs autres.
— De toutes nos passions, la plus difficile à défaire c'est l'orgueil. Que nous le camouflions ou le réprimions, il n'apparaît pas moins plein de vie précisément au moment où nous y pensons le moins. Laisse-moi te demander par exemple, ce que tu vises est une élévation de ton âme, ou l’obtention d’un statut plus prestigieux ?
— J’ai le sentiment que tu me nies mon droit de choisir le chemin que je souhaite prendre. Si je veux endurer le mal du monde entier, n’est-ce pas mon droit ?
— Haaa le chemin. J’avais oublié qu’un ancien Protestant pouvait être aussi pélagien ! tinta Mayrbek cette phrase d’ironie.
— Ne te moque pas s’il te plaît. À ton contact Dieu prend d’autres dimensions.
— Dieu. Dieu. Laisse où ils sont Dieu et son nom. Nous, nous faisons les choses en notre propre nom. Nous, nous sommes sans roi, et nous n’utilisons pas d’intermédiaire entre Dieu et nous ni ne parlons pour lui.
— Dieu n’a peut-être jamais été. Peut-être même qu’il est mort ! plaisanta Wolfgang.
— Même si on me prétend l’incarnation de la Mort, je n’aime pas voler la voix des morts », ne rit pas Mayrbek.

La Faucheuse réclamait à Wolfgang de larguer bien des choses sombres pour obtenir le droit d’en être touché. Celles dont les hommes avaient tous l'âme pleine et encombrée : vanités, ambitions, envies, aigreurs, les deux tiers du « moi ». La Mort exigeait d’être affranchi de toutes les noirceurs pour être embrassé d’elle, paradoxal, mais clément. De cette réclamation, hélas, le Glasmaske gardait rancune enfoui sous l’espoir, et perdait ainsi l’occasion de s’exonérer de ses défaillances. Il ne comprenait pas que Mayrbek souhaitait l’amener progressivement à se laver de ses pénibles sentiments. Il cherchait à lui enseigner qu’on n'était pas libre quand on avait une colère, une rancune, une indignation dans l'âme ; vider tout cela, c'était remettre en état son indépendance, c'était rétablir sa résilience et sa santé. Sans cela, on ne pouvait qu’être hermétique, et toute vérité vue en mise à nue n’entrainerait qu’une dépression.
« En quoi mener une guerre combat la violence hein ? se rebella finalement Wolfgang. Je sais tout ce que je t’ai dit autrefois. Je sais tout ce que je dis encore. Mais nous voici sept ans plus tard. Je ne t’ai jamais vu mener une seule de nos batailles. Je ne t’ai jamais vu affronter nos ennemis. Tu me fais écrire des pamphlets et transmettre tes ordres et discourir et pendant ce temps tu te caches. J’ai l’impression que nous jouons à cache-cache, fit-il là sourire la Faucheuse. Tout le pays t’appelait l’Invincible non ? Nous ne devrions pas laisser à d’autres le sang de nos propres batailles ! »
L'insatisfaction menait Wolfgang à l'impatience, son empressement le guidait vers la colère exprimée jusqu’ici par des reproches, la fureur glissait ensuite sur l'emportement. Le parcours de cette graduation malfaisante était le même que celui qui emportait du fauteuil vers l'échafaud et le sachant bien, Mayrbek, d’abord conserva le silence, puis prit le temps de bien mastiquer ses mots : « Cléa aussi, était appelée Invincible, et Guillaume avant nous, sans le titre, était malgré tout réputé invincible. Ha ça, des invincibles, il y en a eu dans l’histoire, lui imposa-t-il d’abord le silence. Les choses, vont, tu peux me croire, dans le sens que nous attendons, même si elles n’en ont pas l’air pour toi. Si un seul battement d'ailes d'un papillon peut avoir pour effet le déclenchement d'une tornade, alors, il en va ainsi également de tous les battements précédents et subséquents, comme de ceux de millions d'autres papillons, pour ne pas mentionner aussi les activités d'innombrables créatures plus puissantes, en particulier l’être humain. Si le battement d'ailes d'un papillon peut déclencher un cyclone, il peut aussi l'empêcher. Un mot, un geste, une pensée, l'écho de tout cela sur une durée prolongée peut engendrer des effets insoupçonnés. Je mesure tout ce que nous faisons et m’assure que ça suit le chemin initialement décidé. Nous ne libérons personne tu sais. Nous remplaçons un déterminisme par un autre. Si tu as perdu foi en moi, je ne te retiens pas, sauves-toi, et mène ta guerre à ta façon. Je prierais la causalité pour que tu ne deviennes pas un obstacle sur mon chemin.
— Ne dis pas de bêtises. Te quitter, ce serait fuir mes responsabilités. Les morts s’accumulent et j’en dors mal… C’est tout ce que j’essaie de te dire. »

D’un seul coup les muscles de la Faucheuse se tendirent. Le corps devint droit, énergique de tout son poids reposé sur un bout de talon. Le sommet du crâne fixé au ciel, et les bottes amourachées à la terre. Ce qui alors se produisit à travers elle fut si intense, si puissant, que le corps de Mayrbek sembla sur le point d'imploser. À l’instant qui suivit la poussée d’une main légère, la lame qui avait été au fourreau fut projeté de la plante du pied jusqu’à la pointe de l’acier. Un éclat lumineux et un sifflement dans le vent, témoins d’éther tranché, firent qu’ailleurs et au même moment, une poire tombait d’un arbre et qu'une boîte à musique était brisée.
Wolfgang en avait sursauté et pressenti dans l’air que quelque chose venait de passer. Lorsque l’épée de Mayrbek retourna au fourreau Wolfgang reprit paisiblement, car sa colère s’était soudainement envolée : « J’ignore si tu es vraiment l’incarnation de la Mort. Nous jouons là-dessus et mentons aux Parias pour les rallier. Mais je peux te dire que tu m’effraies au moins autant qu’elle. Non, en fait, tu me fais plus peur qu’elle, devint-il hésitant.
— La mort… Je l’ignore. Elle donne beaucoup de sens à la vie, mais sur elle je n’en sais pas plus qu’un autre. Je ne peux ressentir ce qui fut après sa mort. Et il y a tellement que je ne me remémore pas. Je dois fouiller dans ma mémoire, toujours plus loin, et plus je creuse, plus je me remplis. Je suis plus l’incarnation de la douleur, ou de la violence, que de la mort. Je suis plus un vase qu’une faux. »

Mayrbek sortit de son vieux manteau de Gardien un fouloir noir qu’il noua autour de son visage pour occulter ses yeux, remit son masque de verre, puis il s’empara de la faux plantée dans l’arbre et prit le chemin de la caverne. « La cérémonie du toucher est efficace pour convaincre que tu es exceptionnel, mais nous sommes encore trop peu nombreux à la voir. Tout ce qu’on raconte de vrai sur toi ne dépasse pas le stade de la rumeur ou est vite démenti par nos ennemis à force de propagande. Si tu avais une prophétie qui prouverait que tu es une sorte d’élu, ou si tu faisais une démonstration publique, ce serait quand même plus simple… La guerre que nous menons serait écourtée, fit remarquer Wolfgang lorsque Mayrbek passa devant lui et qu’il fut amené à le suivre en restant deux pas derrière.
— L’Histoire fait les élus, pas l’inverse.
— T’enfonce une porte ouverte là tu sais.
— Les seules prophéties qui ont abouti n’étaient rien que des illusions auto-réalisatrices. Et aucune prophétie ne m’annonçait. Vois plutôt ça comme si nous étions non pas des élus, des historiens ou des prophètes, mais comme des romanciers, des explorateurs de l’existence. Ce sera bien plus réel.
— Réel en quoi ? Quoiqu’il arrive, nous nous battons. Je connais des Gardiens ou des Parias qui n’ont jamais connu que ça.
— Explorer l’existence de qui que ce soit revient toujours à la réécrire. La découvrir, c’est y participer pleinement. N’est-ce pas plus exaltant dit de cette façon ?
— Explorer cette existence-là reste écrire une histoire avec du sang. C’était l’avenir de tous les manteaux blancs.
— Ne t’en fais pas. Quand le moment sera propice, il y aura une démonstration publique. Mais c’est encore beaucoup trop tôt.
— En tant que romancier, toi, comment titrais-tu cette histoire ? Je veux dire… Notre Histoire, plaisanta-t-il.
— « L’Esprit de la Violence ». Mais ce n’est ni à toi, ni à moi, que reviendra cet honneur. L’histoire de l’Homme n’est pas un essai, mais un roman, j’ignore qui osera lui donner son titre, car celui-là sera sûrement le dernier des hommes. Ou peut-être bien la dernière des femmes. Ou encore la dernière des machines ? Qui sait ? Encore que, l’histoire de l’Homme n’est sûrement qu’un hybride des deux. Un hybride du roman et de l’essai. Quelque soit le titre, de toute façon, la violence y tiendra une grande part dans sa partition. »

Aussi stoïque à force de larmes, que bon promeneur à force d'ampoules, Mayrbek donna le pas. Il fredonna. Énièmes paroles que Wolfgang ne connaissait pas, mais qu’il savait sans doute tenues d’un âge où on n'écrivait pas. Habituellement, lorsque la Faucheuse chantait, il n’entendait rien aux propos, alors que cette fois-ci, en allant vers l’entrée de la caverne, elle imposait son silence par ses quelques rimes marmonnées.

« Ces temps-là,
Sans forêt ni sans pré,
Non loin des longs rivages oubliés.

Du halo blanc,
Un rêve, une pensée,
En quête de flamme,
Lumière enchantée.

Les cimes frémirent,
Des larmes d’Éther,
Les pousses s’élevèrent en brisant l'hiver.

Donne-nous le feu,
Prends nos alleux,
Feu de nos armes,
Vaincu les ténèbres. »

Cette chanson ne changeait pas la disposition de l’âme de Wolfgang, mais seize lignes lui semblaient raconter plus que son esprit savait mesurer : « Encore un de nos héritages perdus ? demanda-t-il lorsqu’ils furent près du trou dans lequel ils devaient retourner.
— L’héritage hein… Haaa le passé. Le passé est le plus féroce de nos créanciers. Je croyais autrefois que nous naissions comme une page blanche, mais encore, je me trompais, le passé nous remplit bien avant notre naissance. Excuse-moi, je divague encore. L’un des derniers à avoir habité la caverne où nous nous cachons en ce moment l’avait chanté de nombreuses fois pour adoucir les conflits dans sa tribu.
— Il s’appelait comment ?
— Chanteur. En ce temps-là, il arrivait fréquemment que ce qu’on faisait le mieux nous donnait notre nom. Il chantait ça à sa tribu pour honorer celui qui leur avait donné le feu aussi. Nous vivons au rythme du matériel que nous travaillons.
— Ils souhaitaient honorer sa mémoire.
— Sa mémoire ? rit un peu Mayrbek. On ne choisit pas ce qu’on retient. Quand je pense qu’un bout de bois enflammé par la foudre a suffi. Il a foutu le feu partout avec en plus ce con, toute la forêt a failli foutre le camp. S’il n’avait pas plu une fois, ils seraient tous morts… Mais bon, ils chantaient surtout parce qu’ils avaient peur de lui. Ils craignaient qu’il revienne maintenant que le feu était à eux. Ils craignaient qu’ils reviennent du pays des morts pour reprendre ce qui avait été à lui. En plus, cette chanson, elle endormait les enfants. L’origine du chant, tu sais, c’est la berceuse. Un bébé qui pleure, c’est le risque d’attirer un prédateur. La tradition n’a fait ensuite que se perpétuer en mutant. Le chant avait eu pour but de faire taire les larmes sans en arriver à étouffer son propre enfant, sembla cette fois bien triste Mayrbek.
— Je n’arrive jamais à me faire à l’idée que tu chantes.
— J’ai toujours l’espoir naïf que la musique, ce langage céleste, puisse un jour, bien après nous, suffire à ce que nous cessions tous de nous entretuer. Bien sûr ce n’est qu’un fantasme, mais j’aime bien l’idée. »

Au sol verdoyant, un petit précipice était un peu dissimulé par la végétation. Il était juste assez large pour y laisser passer une personne à la fois. Le premier à le franchir fut Mayrbek. D’abord, il jeta sa faux dedans, s’y entendit sa chute, puis il s’agrippa à une corde qui avait été préalablement fixée à la paroi de ce tunnel vertical, un peu en dessous de l’entrée du gouffre. Après, il descendit et lorsqu’il y eut assez d’espace, Wolfgang le rejoignit dans son incursion. Ils parcoururent ensemble une profondeur d'environ quarante cinq mètres avant d’atteindre le fond.
Cette entrée menait dans une caverne, aussi profonde et triste, nocturne, humide et silencieuse qu’une veille chambre. N’y ressentait-on pas seulement un calme auprès de la peau, mais un silence autour de l'âme, et, quand la pierre y craquait, qu’une goutte glissait d'une stalactite, on y tressaillait jusqu'au cœur, car aucun bruit n'était attendu dans ce morne logis. En bas, assis contre la roche un Gardien guettait. Il laissa Mayrbek ramasser sa faux et poursuivre son chemin avec Wolfgang. Des torches sur les murs éclairaient à peine les galeries où il paraissait bien facile de se perdre. Neuf kilomètres de long possible de traverser, avec notamment une galerie ininterrompue de deux-cent mètres de haut sur cent mètres de large, où ils se rendaient justement ; les y attendaient là toute une congrégation d’hommes et de femmes. Tous autrefois des Gardiens, moins souvent aussi d’autres qui l’étaient devenus plus récemment. Mayrbek n’était pas tant pressé d’y être, ni plus d’y devoir toucher de sa main un homme, pour en faire un simulacre de ce qu’il était devenu lui-même. En avançant, il se remémorait ces mots d’Émile de Girardin : « Il est un principe supérieur qui dirige ma polémique et ma conduite : c'est le principe qui tend à substituer en tout la liberté de discussion à la violence de la force. Parlez, écrivez, plaidez, discutez, persuadez ; mais ne frappez pas, ne vous insurgez pas, n'intimidez pas, ne tuez pas, n'usurpez pas ! », et de se rappeler cela l’obligeait au mal-être, car en lui s’y opposait une autre vérité selon laquelle, la paix ne se forçait qu’au prix du partage d’une douleur commune impossible à accomplir sans violence.
À l’espoir de remettre tout le monde au même niveau, que le mal d’autrui soit entendu tel son propre mal et qu’il n’y est plus à devoir réparer l’Histoire, il avait accepté d’embrasser un chemin de perpétuelle violence. Pour faire craindre à jamais la violence au sein de l’humanité, il n’y avait nul autre choix aux yeux de la Faucheuse que d’y confronter le tout-venant, afin que par inscription au cœur de chacun des ressentis de son horreur, et que chacun sente, pour rien qu’un instant, ce que tous les êtres humains ressentaient, d’aucuns ne puissent décemment plus souhaiter la violence à personne. Cela avait le goût et la forme de la vengeance, or il n’était pas plus faux que d’y voir cette malveillance. Aux yeux de la Faucheuse, faire mal, au besoin de guérir, quelle sale besogne, quelle honte c’était à le supporter. Ce travail ne pouvait qu’être sans pardon. Aux yeux de la Mort une triste réalité implique que la violence et la vérité ne peuvent rien l'une sur l'autre.

Au noyau de l’immense salle où ils débouchèrent, deux piquets étaient fixés. Sur ceux-ci, il y avait des sangles où seraient bientôt attachés les poignets d'un homme, celui que Mayrbek devait toucher. Tout autour, près des murs, assis sur des rocs ou se tenant debout, une multitude de Gardiens de diverses nationalités s’était réunie. Une majorité de Glasmaske. Sur les parois de la caverne, l'éclairage des torches tenues par quelques-uns ou plantées à quelques endroits, illuminait une parure peu commune : une gigantesque peinture pariétale s’étalait du sol jusqu’au plafond, dont on se demandait d’ailleurs comment il avait pu être atteint si longtemps auparavant ; des images de « mains négatives », majoritairement gauches et féminines mais pas seulement, se superposaient les unes aux autres et conféraient une tonalité ocre à l’ensemble du lieu. Le primitif était ici à l’honneur et seuls Mayrbek en fouillant sa mémoire ainsi que ceux qu’il y avait emmenés en étaient aujourd’hui connaisseurs. Cette caverne où le feu avait été découvert était aujourd’hui oubliée du monde.
Un Glasmaske de cette assemblée accueillit révérencieusement Wolfgang et Mayrbek dès qu’ils arrivèrent. Ensuite, Wolfgang alla s’asseoir par terre, un peu en retrait, et la Faucheuse enjoignit l’autre Glasmaske à se placer entre les deux piquets et à y attendre que vienne son tour. Cela fait, elle prit le temps, avant que le rituel commence, de s’adresser à tous les Gardiens ici réunis, « Que ceux ici, qui n’ont jamais eu à être violent ou à subir de la violence ne lève pas la main », commença-t-elle. Aucun ne leva sa main. Certains en rirent, et Mayrbek reprit : « Oui. Voilà. L'ignorance n’est pas la surdité de l'intelligence, mais la négation de la sensation, le déni de l’intuition. Parce que nous, nous nous rappelons », se contenta-t-il de terminer avant d’appeler un homme à être attaché.

Outre que ce discours lui parut être l’un des moins inspirés de la Faucheuse, Wolfgang se releva en hâte et courut la rejoindre pour rattraper ce qu’il estima être une erreur tactique. Les Gardiens, loin de se sentir rassurés par ce que leur meneur venait de leur dire, furent un moment en proie au doute qui emporta avec lui l’audace et l’initiative. Lorsque Mayrbek exposa une parcelle de vérité, le souvenir des horreurs du monde ne grandit pas plus en eux un trésor de compassion qu’il n’aurait été capable de les embellir ; « Quand un loup mène des moutons, il n’a pas intérêt à leur rappeler qu’il réprouve de les dévorer eux ou leurs ennemis au risque qu’ils ne sachent plus pourquoi ils le suivent et le craignent » avait laissé Wolfgang échapper à un autre Gardien, l’insultant au passage, un jour de colère.
Avant même que quelques-uns finissent de traduire à leurs camarades ce que Mayrbek n’avait pas terminé de dire, Wolfgang, arrivé à son niveau, passa par-dessus son discours : « L'humilité est si délicate qu'elle a peur de son ombre ! força-t-il une plaisanterie qui arracha bien quelques sourires. Mais face à l’humilité de la Mort en personne selon les propres dires même de nos ennemis, reprit-il plus sérieusement, je dis que nous n’avons pas d’autres choix que de nous incliner. Il faut voir !
— Il faut voir ! » crièrent-ils tous dans leurs langues respectives.
De discrets hochements de tête convainquirent le Glasmaske qu'il avait restitué ce qui était tombé. Cet ancien carriériste savait que l'honnête homme ne pouvait se faire une place au milieu de la société corrompue qu'en employant toute son acuité à dissimuler sa loyauté, à l’inverse, dans ce qui s’apparentait être la forme la plus antique de la caste du guerrier, seul l’exemple de la vertu et de l’honnêteté permettaient d’entretenir la continuité de la loyauté. La vertu bien sûr reste un vice de l’ego, elle est seulement plus dispendieuse que les autres.

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