†. Une Ombre
Sur un Soleil. †
« Évelyne »
À ce même instant, certain que longtemps avant, quelque part, il y avait des rêves et des cauchemars, et sûrement aussi des choix qui firent un chemin autant que de destins la destination. C’est peu de certitudes, mais c’est certain.
Durant sept ans de guerre, une grand-mère s’était efforcée de conserver chez sa petite-fille le saint renfermé en elle. « Si seulement les mots écrits au passé savaient sauver les hommes de leur présent », avait-elle fréquemment prié. Son fils avait été interné dans un C.H.S après que sa femme fut tuée lors du Schisme des Parias, que d’autres nommaient plus simplement et par convention, « La Fracture ».
Dernière parente apte, elle avait obtenue la tutelle de sa petite-fille parce que son fils n’était plus en mesure de l’éduquer. Chaque jeudi depuis six ans, le même rituel : elle patientait pendant qu’Évelyne voyait son pédopsychiatre. De huit à onze heures, sur un siège inconfortable dans une pièce criante du manque de moyens financiers, elle rentabilisait ce temps, faisait ses papiers administratifs sur ses genoux.
Pour ce jour, le docteur Ey avait demandé à sa patiente de s’écrire une lettre qu’ils pourraient lire. Ils devaient passer cette séance à l’analyser ensemble.
La petite fille n’y avait pas mis beaucoup de cœur, mais au moins, elle était changée des traditionnels dessins à rapporter à chaque nouveau psy qu’on la forçait d’éprouver.
Elle n’avait pas écrit cette lettre à sa propre destination contrairement à ce que son médecin lui avait exigé, mais à son père qu’elle n’avait pas vu depuis qu’on l’avait emmené à ce qu’elle nommait « La maison des gens qui bavent ».
« Papa, la nuit quand je rêve pas de maman, je pense à toi. J'aimerais que tu sois là. Mamie est gentille, mais elle comprend pas. Elle veut prendre ma boîte à musique, elle dit qu’elle me rappelle le jour où Maillebeq nous a fait du mal, mais il n’y a que quand je l’écoute que j’arrive à dormir. Je l’ai caché dans mon endroit secret pour pas qu’elle la trouve. Toi, tout le monde t’écoutait, j’aurais voulu que tu lui dise de me laisser ma boîte. C’est maman qui me l’avait donné quand tu l’as offert, c’est la mienne. Je n’aime pas aller à l’école, je préférais quand c’était le professeur qui venait à la maison. Monsieur Jacquard me manque aussi. Les autres enfants me font peur, on ne parle pas la même chose. Ils disent que c’est ta faute si les anges se battent contre nous maintenant. C’est leurs parents qui leur a dit ça. Ils se moquent de moi quand je leur dis que les gardiens sont des anges, mais c’est Maillebeq et toi qui me l’ont dit. Des fois, je pense que vous m’avez menti. Pardon papa, je sais que toi, tu m’as jamais menti. Quand j'ai demandé à ma maîtresse pourquoi tout le monde appelait Maillebeq la Faucheuse et pourquoi il nous a fait ça, quand je lui ai demandé qu’est-ce que ça voulait dire, elle m’a dit que je devais demander à Mamie, et pas en parler en classe, et Mamie m’a dit que je ne devais pas en parler pour le moment sauf avec le docteur. Personne veut me parler. À part Monsieur Ey et je l’aime pas beaucoup, il sourit jamais, il veut me faire raconter des choses qui me font mal dans la gorge. Et il n'aime pas que je l'appelle Monsieur. Tu m’avais dit d’être toujours polie. C’est bizarre. J’ai presque plus de place sur le papier, j’espère pouvoir venir te voir bientôt si Mamie est d’accord.
Évelyne. »
Après avoir lu très attentivement cette lettre à voix haute, le docteur prit une profonde inspiration. Il considéra que son professionnalisme l’obligeait à aucune démonstration. Il posa le papier sur le bureau, puis en retirant ses lunettes qu’il mâchouilla, observa un ton calme : « C’est vraiment bien écrit, je te félicite. Je te demande pardon aussi, c’est vrai que je ne souris pas beaucoup. Je vais faire des efforts.
— D’accord, répondit Évelyne en agitant ses jambes sur une chaise trop haute pour elle. J'arrivais pas à écrire une lettre pour moi. Je savais pas quoi dire. Pardon.
— Tu as bien fait. Tu es prête à en parler ? »
Évelyne serra la mâchoire, cacha ses mains sous ses cuisses, et fit un non silencieux de la tête en forçant un sourire qui n’en fut que plus crispé.
« Et les choses qui te font mal à la gorge, tu veux m’en parler ? essaya-t-il pour obtenir la même réponse. Pourquoi tu ne veux jamais aller sur le canapé ? Ni jouer avec les jouets qu’on a ici ? Tu n’es pas bien sur cette chaise j’ai l’impression. Tu ne serais pas mieux là-bas ?
— Je veux pas être loin de la porte.
— Pourquoi ?
— Je veux pouvoir sortir.
— Tu as envie de sortir ?
— Non.
— Alors pourquoi t’y préparer ?
— Il faut être prêt à partir. On doit pouvoir s’enfuir.
— S’enfuir ? Mais où ?
— N’importe où. On me l’a dit. J’avais commencé à être prête avant qu’on me le dit.
— C’est ce qu’on t’a dit à l’école ?
— Non, je l’ai lu dans le journal. Papa lisait toujours le journal. Les Gardiens, ceux qui gardaient les Parias avant. C’étaient nos anges gardiens. En quelque sorte non ? S’ils se battent contre nous maintenant, c’est qu’on a dû être vraiment méchant. Ils nous punissent. Y en a qui disent ça aussi. Tout le monde est en danger maintenant. Il faut être très prudent. Je l’ai lu dans le journal. Ils le disent à la télé aussi.
— La presse a tendance à grossir le trait pour mieux vendre. Et il y a d’autres choses à lire ou à voir dessus. Parle avec ta grand-mère de ce que tu lis, tu veux bien ? n’obtint-il qu’un haussement d’épaules. Tu saurais me dire pourquoi on devrait être punis ?
— C’est aux Gardiens qu’il faut le demander. C’est eux qui nous punissent. C’est pas moi. Moi, je parle que pour moi.
— Et tes camarades à l’école, ils sont comment avec toi ? demanda Ey après un hochement de tête. Tu t’es fait des amis ?
— Ils veulent rien faire avec moi. Lundi après l’exercice de sécurité, pendant la récrée Amandine a dit que je pue la mort. Elle a dit que je vais rejoindre les Parias, et les autres ils ont rigolé.
— Ils ont rigolé ?
— Oui, ils me pointaient du doigt en criant « puante » ou « gueule d’épis ». Je préfère « gueule d’épis »
— Ça t’a fait de la peine ?
— Un peu.
— Tu leur en veux ?
— Non. Peut-être qu’ils ont raison. La vérité peut pas être coupable. Mon père me l’a toujours dit.
— Pourquoi tu crois qu’ils peuvent avoir raison ?
— Maman a été trop lourde, j’ai pas pu la porter. Et les gens ont l’air mal quand ils sont près de moi.
— Moi je t’aime beaucoup et je n’ai pas mal près de toi. Pourquoi les gens qui t’aiment auraient forcément mal ?
— Vous vous êtes retenu de pleurer en lisant ma lettre. Je vous ai fait mal. Je l’ai vu. Faut pas mentir monsieur. Mentir c’est du mal.
— La plupart des mensonges servent à protéger. C’est pour toi que je n’ai rien dit. Pour te protéger. Je te ménage si tu préfères. »
Peu convaincue, Évelyne haussa une seconde fois les épaules : « C’est pour ça que vous avez mal. C’est parce que vous voulez me protéger. Vous me cherchez sans me trouver. Pardon, mais vous ne pouvez pas me trouver.
— Ce qu’il s’est passé avec tes camarades, ignora volontairement Ey ce qu’elle venait de dire en plissant le regard. Tu l’as dit à ta maîtresse ?
— Oui.
— Et qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Elle va en parler à leurs parents. Elle a convoqué Mamie aussi. Mais je ne sais pas de quoi elles ont parlé. Elle m’a juste dit que tout allait s’arranger.
— Les exercices de sécurité à l’école, tu peux m’en parler ? À notre dernière rencontre tu m’as dit que ta grand-mère s’était plainte qu’il y en avait trop.
— Y’a des soldats qui entrent en hurlant sans prévenir dans la classe, et ils nous disent de nous cacher sous les tables et de ne plus faire de bruit. La maîtresse appelle ça « jouer au roi du silence ». Je crois qu’elle croit qu’on a 4 ans.
— Ils ne vous font pas peur les soldats ?
— Au début. Mais maintenant, ils nous font rire. Y’en a un, il vient toujours avec à manger. Il est gentil.
— Et leurs armes, ça ne vous fait pas peur ?
— Les soldats nous les ont montrés et nous ont expliqué que c’était pour nous protéger si des Parias venaient. Ils nous disent qu’on est encore trop jeunes pour les toucher. Mais que si un Parias veut nous faire du mal, nous ne devons pas hésiter à les prendre.
— Les Parias, ils te font peur ? Tu pourrais utiliser une arme contre eux ?
— Non. J’aime pas les armes. Ça a l’air lourd. Et tout froid. Quand on voit les Parias à la télé, ils ont l’air triste. Je ne crois pas que les Parias veulent nous faire du mal.
— Pourquoi ?
— Personne ne veut des Parias. Je crois qu’ils ont peur que personne ne veut d’eux.
— Que personne ne veuille d’eux on dit.
— D’accord, fut-elle circonspecte.
— Tu as vu ça à la télé encore ? fronça-t-il le regard. Aux informations ? Ta Mamie te laisse les regarder ?
— Non, c’est comme ça que je le sens, mais je regarde les informations sur l’ordinateur par contre. Et le midi parfois avec ma mamie aussi. Ils vous font peur à vous ?
— J’essaie de ne pas écouter ma peur, elle est mauvaise conseillère, prit-il cette fois quelques notes. Tu as beaucoup d’empathie pour les Parias j’ai l’impression. Tu te sens proche d’eux ?
— C’est quoi empathie ?
— L’empathie c’est s’identifier à autrui par le ressenti.
— Je comprends pas ce que vous dites. Je crois que les Parias sont tous seuls. C’est tout. Déjà avant on ne voulait pas d’eux. Les Gardiens s’en occupaient pour nous. C’était mon père le chef des Gardiens vous savez ?
— Oui. Ici en tout cas.
— Alors maintenant qu’ils se battent, pourquoi ils voudraient la paix ? Dans une guerre, on est toujours le paria de l’autre je crois. Nous sommes les parias des Parias, et c’est nous qui les avons traité les premiers comme des parias, alors je les comprends, dit-elle après avoir cherché quelques secondes une réponse qui surprit le docteur.
— Ça veut dire quoi paria pour toi ? Où as-tu appris ce mot ?
— C’est mon père qui me l’a expliqué. Un paria, c’est quelqu’un qu’on ne veut pas près de nous parce qu’il fait peur.
— C’est une assez bonne définition. Si tu ne penses pas que les Parias veulent du mal, pourquoi tu te prépares à sortir ?
— J’ai pas peur des Parias, j’ai peur des Gardiens.
— Je suis désolé Évelyne. Ça fait plusieurs fois que je t’entends le dire. Gardien, nous n’avons plus le droit de les appeler comme ça. Ils ne portent plus ce titre. La loi leur interdit de porter ce titre. Il ne faut plus le redire Évelyne.
— D’accord.
— Pourquoi eux en particulier ?
— Je les aie vues. Ils n’ont pas de visage. Ils ont votre visage. Tout le monde le dit. C’étaient nos Gardiens, nos,…
— Nos parias.
— Oui. Parias. Mais ces Parias, déjà avant on ne le gardait que pour tuer.
— C’est ton père qui te la dit ? Il t’a dit qu’ils faisaient quoi ton père ?
— C’était il y a longtemps. Mais je me rappelle bien. On devait partir en voyage. J’étais petite, mais je me rappelle bien. On devait partir dans un bel endroit. Esther, elle avait fini de faire ma valise.
— Qui est Esther ?
— C’était ma nounou. Elle est morte aussi là-bas. Elle venait avec nous au château. Et il a dit : « Il y a deux sortes de Gardien. Les anges et les démons qui voudraient devenir des anges. C’est un maître et son élève.
Si l’élève réussi il devient Gardien, et ne pourra continuer de vivre que de cette façon. Et puis, il y a le paria, qui est une personne mauvaise. Le Gardien garde le paria.
Des hommes bons et des hommes mauvais qui voudraient devenir bons. Et des hommes mauvais. Tous ces gens-là, dans notre monde, notre pays, dans nos villes, nous n’en voulons pas. » Je lui ai demandé s’il n’y avait pas de filles aussi. « Oui, des filles aussi. Des adolescents et des vieillards ». J’ai continué en demandant pourquoi on n’en voulait pas. « Parce qu’ils nous font peur. Certains ont tué, certains ont volé. Certains ont battu quelqu’un. Certains ont fait encore pires. Certains l’ont même choisi sans avoir été condamné ». J’ai demandé pourquoi on ne peut pas leur apprendre à ne plus faire ce qu’ils ont fait. Comme moi quand je faisais une bêtise. Pour moi, c’était pareil. Et je crois que là, au moins cette fois, peut-être, il m’a menti.
— Comment tu l’as su ?
— Il avait baissé les yeux. Il avait honte.
— Et qu’est-ce qu’il a répondu ? Pourquoi il aurait eu honte ? »
« Il y a deux vérités ici Évelyne dont tu ne pourras jamais douter. Tout le monde a mal et tout le monde ment. Il se trouve que ceux qui font du mal ou qui mentent sont aussi souvent ceux qui ont le plus mal. La différence entre une victime et un bourreau, c’est que le bourreau utilise ses mains alors que la victime les garde dans ses poches. J’étais bête, j’avais ri. Il n’y a alors qu’une question à se poser. Est-ce qu’on peut réparer la personne ? Pas ce qu’elle a fait, c’est parfois impossible, mais la personne, elle ? Toi, mon ange, je protège ta vie, rien ne te fait assez de mal pour que tu ne puisses plus être réparée, mais il y a des gens. Tu as beau essayer. Ils ne peuvent plus être réparés. Peu importe à qui la faute. C’est notre faute à tous en fait ». Comment vous le savez ? Je ne comprenais pas, comment ils savaient qui ne pouvaient plus être réparés. Et pourquoi c’était aussi ma faute ? « La devise des Gardien est : Empêcher de nuire, sans jamais poser de lien. Ils n’ont trouvé qu’une solution. L’homme mauvais n’a qu’une solution. S’il veut se libérer de la garde du Gardien, il doit se battre contre le Gardien et le tuer. S’il gagne, les Gardiens le traqueront, chacun leur tour, jusqu’à sa mort. Les Gardiens sont forts, il en viendra toujours. Mais s’il accepte la garde, la traque cesse. Et alors seulement, il pourra continuer de vivre dehors, toujours dehors, et sous la garde du Gardien jusqu’à ce qu’il l’estime prêt à en être un, qu’il meurt de vieillesse, ou qu’il est tué. » J’avais déjà compris ce que ça voulait dire… Beaucoup de Gardien doivent mourir alors. J’ai osé lui demandé. Mais, si le Gardien se trompe ? « Oui, tu as compris, ils le font pour nous. Le Gardien tue aussi les autres Gardiens qui se trompent. Ils ont un code à eux. Ils ont leur propre loi que nous acceptons tant qu’ils restent hors de nos villes. En ville c’est chez nous, dehors c’est à eux. Les Gardiens ne se rassemblent que pour une seule chose. Adouber un autre Gardien. Le reste du temps, c’est pour tuer. » Alors c’est eux qui doivent savoir pour nous, mais comment ils savent eux que j’ai demandé ?
— « De la même façon que nous, ils savent qu’ils ne peuvent pas savoir, mais quand quelqu’un accepte de maintenir une telle vie, et pendant toute la vie qui lui reste, à sa mémoire, on pourra bien dire qu’il s’était bien repenti, et on ne le blâmera plus jamais d’avoir existé. C’est le contraire. Il est déifié, nous en faisons un dieu. Aux endroits où les Gardiens meurent, on pose une stèle de pierre sur laquelle est gravée Nullum crimen, nulla pœna, sine lege. Puis son nom. Ça veut dire, Pas de crime, pas de peine, sans loi. Il était notre rempart, nous ne l’oublierons jamais et pour ça, déplacer, dégrader ou détruire la stèle d’un Gardien, pour n’importe qui, c’est la peine de mort. C’est notre pacte avec l’Ordre des Gardiens. » Il a beaucoup insisté là-dessus. « Tu ne dois jamais toucher une stèle Évelyne. Si tu le faisais, je ne pourrais plus te protéger. Je ne pourrais plus te protéger si tu fais ça. » Je ne connaissais pas le mot, il y a beaucoup de mots que je n’avais pas compris, mais je voyais qu’il avait peur. Et après nous sommes partis. J’aurais voulu continuer de savoir. Mais on avait plus de temps. C’est drôle, les stèles, on les a toutes détruites. Y’a plus de pacte, mais maintenant, c'est la guerre. Les Parias nous ont tous condamnés à mort et nous les avons condamnés à mort en retour.
— Partis où ?
— Au château.
— J'aimerais qu’on parle de ton cauchemar, toussota-t-il. Tu es d’accord ? la fit-il après trembler des lèvres. Ça va aller, on n’en parlera pas alors, la soulagea-t-il ensuite. Dis-moi, est-ce que ça te ferait plaisir, si je m'arrangeais pour que cette lettre arrive jusqu’à ton père ?
— Oui ! sauta Évelyne de sa chaise et s’accrocha-t-elle au bureau. S’il vous plaît !
— Tu sais que je dois demander à ta grand-mère d’abord ?
— Faites-le s’il vous plaît !
— J’ai besoin de lui parler. Tu es d’accord pour que nous discutions seul à seul un moment elle et moi ?
— Bien sûr !
— Ok. Alors viens », allèrent-ils ensuite vers la porte.
Le docteur Ey était le quatrième médecin qu’Évelyne heurtait. Au commencement de la guérison précédait toujours la reconnaissance du mal. On enseignait aux soignants des hôpitaux que l'homme qui se portait bien était une exception, qu'il fallait non seulement s'accoutumer aux malades, mais les soigner sans jamais désespérer de leur guérison. C’était une idée différente lorsqu’il s’agissait de guérir un mal plus subtil, qui n’imprégnait pas la chair, mais l’esprit. Les maux de l’esprit étaient autant de portes fermées et à ouvrir avec le consentement du malade pour y accéder et les comprendre ; ces blessures-là étaient si obscures qu’on ne les atteignait que si le souffrant acceptait, à force de dialogue, de confiance et d’analyse assidue, de les exhiber. La patience à requérir dans cette entreprise était parfois plus importante que celle indispensable aux maux que la chimie, l’anatomie et les outils adéquats définissaient sans incertitude.
« Déjà ? les reçut la vieille dame lorsqu’ils passèrent la porte du bureau. Évelyne n’alla pas directement embrasser sa grand-mère lorsqu’elle l’appela. Ça va mon ange ? Ça se passe bien avec monsieur Ey ? questionna-t-elle.
— Il a quelque chose à te demander, lui répondit-elle assez fermement.
— Vous pouvez venir quelques minutes ? Évelyne va nous attendre ici, si ça ne vous dérange pas.
— Non bien sûr. Vivi, tu ne veux pas aller à la salle de jeu ? Nous en avons peut-être pour un moment.
— Non, je veux attendre ici. »
Emma accepta et se leva. Elle embrassa sur la tête sa petite-fille avant qu’elle ne prenne sa place dans la salle d’attente. Prenant ensuite ses aises sur la chaise où Évelyne s’était trouvée, une fois la porte du bureau refermée, elle n’attendit pas de savoir pourquoi le docteur avait souhaité lui parler. Inquiète, elle évoqua immédiatement les possibles progrès que faisait sa petite-fille avec lui : « J’espère que vous n’espérez pas vous débarrasser aussi d’elle docteur, le menaça-t-elle presque.
— Je n’abandonnerais pas Évelyne, mais je ne vous cache pas que nous sommes loin de nos objectifs. Les TSPT ne sont pas ma spécialité. Je ferais tout ce que je pourrais, mais c’est une situation vraiment difficile.
— Je refuse d’entendre qu’elle ne peut pas guérir.
— Elle n’est pas malade au sens où vous l’entendez Madame Nesbit. Je parlerais plus de dérèglement que de maladie. Vous devez comprendre qu’elle devra suivre une thérapie pendant plusieurs années. Peut-être jusqu’à la fin de sa vie.
— Toutes les nuits j’entends sa fichue boite. Elle n’a pas fait une nuit complète depuis... ne pouvait-elle terminer. Dimanche après-midi, elle est restée quatre heures, vous entendez ? Quatre heures ! Quatre heures dans le jardin à regarder un arbre. Ce n’est pas normal de faire ça.
— Ne lui faites jamais savoir que vous la trouvez anormale, c’est mauvais pour elle.
— J’ai cru qu’elle avait perdu l’esprit tellement elle a mit du temps à me répondre quand je l’ai appelée.
— Elle n’est pas folle. Elle a juste mal et cherche des réponses.
— Vous n’avez pas de médicaments à prescrire ? Quelque chose qui lui efface ses idées noires de la tête ?
— Je n’utilise ce recours que s’il me paraît absolument indispensable. Je ne tiens pas à médicamenter une petite fille de 13 ans. Nous pourrions faire évoluer les choses avec une confrontation.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Expliquez-vous.
— Vous refusez toujours qu’elle rende visite à son père ?
— Même si je vous disais que je suis d’accord, et c’est non, l'hôpital refuse les visites.
— Je peux faire jouer des relations là-bas. Le problème n’est pas l’hôpital.
— Mon fils est devenu plus un légume qu’un homme. La dernière fois ça a été une catastrophe. Personne ne peut l’approcher, même pas moi. Évelyne est tout ce qu’il me reste. Je ne lui imposerais pas ça. Elle a suffisamment vu d’horreurs pour une vie !
— Vous ne pourrez pas éternellement la protéger du monde. Dans le nôtre c’est devenue une cause perdue. La guerre est partie pour vraiment durer cette fois-ci. Sur ça les infos ne se trompent pas. C’est elle qui veut le voir, et j’y suis favorable. Je crois que voir dans quel état se trouve son père l’aidera à mieux comprendre. Elle pourrait accepter qu’il faille en vouloir à la Faucheuse. Pour le moment, elle refuse de parler de ça, mais revoir son père pourrait décoincer le dialogue. Nous ouvrir quelques portes.
— Pas la Faucheuse. Mayrbek.
— Ça se prononce Mayrbek je crois.
— Je ne vous permets pas ! La Faucheuse, c’est le dernier surnom qui court dans les médias. Ce type c’est la mort, et eux ils osent en faire un spectacle ! Ils me guettent et me proposent de l’argent pour aller pleurer sur un plateau. Il y a je ne sais quoi d’indécent là-dedans, je le sais pour y avoir trop été. Je ne veux pas de cet argent. En attendant je me fous de ce que disent les sympathisants des Parias. Vous savez bien ce qu’il a fait ! Il a tué deux fois en faisant ça ! Sept ans que ce lâche se cache et que personne ne l’a revu. J’espère que ceux qui disent qu’il est mort ont raison et que ça aura été douloureux pour lui ! Ce n’est pas un héros ! Ce n’est même pas un être humain, c’est un monstre, il vaut moins qu’un animal ! Alors devant moi, appelez-le seulement par son nom. Pas de Faucheuse près de moi. Mayrbek, ou ne le prononcez pas.
— Je suis désolé. Mayrbek alors, le prononça-t-il tout de même mieux. Je ne fais pas de politique moi vous savez, et cette guerre je ne veux qu’une chose, c’est qu’elle se termine vite. Mon seul camp, c’est celui de mes patients. Je soigne mes patients, c’est tout.
— Ça sent la poussière chez vous.
— Excusez-moi ?
— Dans l’air. On voit la poussière à la lumière. L’air est lourd. Ça sent la poussière. Vous savez que la majorité de la poussière vient de peaux mortes ?
— Je ne savais pas non. J’en parlerai à la dame qui doit faire le ménage… Vous… Vous voulez un verre d’eau ?
— Oui. S’il vous plaît. »
Il y avait un robinet dans le cabinet. De celui-ci, Ey rapporta à Emma le verre d’eau qu’il avait accepté. Elle le but tout entier. Dorénavant à côté d’elle, le docteur attendait qu’elle parle. Son calme exhortait la vieille dame à cesser de fuir la recommandation qu’il lui avait faite. « Cet endroit… Cet hôpital. Ce n’est pas un endroit pour les enfants. Évelyne y est déjà allée une fois. Ils nous ont renvoyés. Mon fils était incapable de parler et il n’y avait pas assez de personnel pour veiller à la sécurité. Évelyne en a pleuré de ne pas pouvoir le voir ce jour-là. J’ai l'impression que vous voulez soigner un choc par un choc aussi violent que le précédent.
— Quelquefois, pour trouver la racine du mal, le mieux à faire est de raviver la douleur.
— On n’ampute pas un bras sain pour soigner la gangrène du second voyons !
— Réfléchissez-y s’il vous plaît. Chez vous, à tête reposée. Je vais appeler l’hôpital de mon côté quoi qu’il en coûte, et si vous êtes prête, vous m'appellerez et nous nous arrangerons.
— C’est de ma petite-fille dont vous devez vous occuper. Pas de moi. Vous avez fini ?
— Ça ira pour aujourd’hui. Les séances sont longues pour une enfant. Rentrez chez vous.
— Je ne peux pas vous payer cette séance, mais je vous promets que…
— L’État ne vous prend plus en charge, je sais, la coupa-t-elle. J’ai vu passer la directive de l’UEA. Écoutez, disons que cette séance est gratuite. Disons que c’est un geste commercial.
— C’est-à-dire que les patients sont aussi vos clients ?
— C’est vous qui allez devoir dire à Évelyne qu’elle ne verra pas son père. J’ai beaucoup de difficulté à établir un lien avec elle. Si je veux l’aider, je dois arriver à établir une réelle confiance entre elle et moi. Je ne compte pas me tirer une balle dans le pied en assumant pour vous votre décision. Une décision qui ne lui plaira pas. La gratuité de cette séance, c’est une compensation pour l’épreuve que vous allez devoir surmonter.
— Je ne vous aime pas. Je vous l’avais déjà dit ?
— Non. Mais je prends note. Et je ne le prends pas pour moi. Dans votre dossier j’ai découvert que vous n’avez apprécié aucun de mes prédécesseurs. Heureusement pour moi, ma patiente, c’est Évelyne, pas vous. Vous êtes libre de participer à sa guérison. Ou pas, resta-t-il calme en se rasseyant.
— Si nous en avons fini, j’aimerai sortir. Puis-je ?
— Ce n’est pas une prison ici… Je vous en prie.
— Allez dire ça au juge qui nous a imposé cette thérapie en échange de m’avoir confié ma propre petite-fille, se durcit Emma en se levant de sa chaise. Les barreaux qui ne sont pas en acier sont plus difficiles à ronger disait ma grand-mère.
— C’étaient quoi ses barreaux ?
— Mon grand-père. »
Bien des personnes s'installaient dans la gêne par leur faute, et étaient tout ébahies quand elles ne savaient plus comment en sortir ; tandis qu’Emma retournait seule vers la salle d’attente et qu’Évelyne sauta sur elle pour n’y recevoir qu’un « Nous n’irons pas mon ange », voici qu’étonnamment la compassion tendre et secourable donna à la maladie de la solitude presque un ton de douceur. « Ce n'est pas grave…, accepta Évelyne en regardant le parquet de cette pièce qu’elle détestait.
— Ce serait mauvais pour toi ma chérie. Nous devons laisser ton père où il est, essaya encore la grand-mère de se justifier.
— C’est rien, je comprends, affirma-t-elle. Je dois y retourner ?
— Non, ta séance est terminée. On va rentrer.
— D’accord. Je vais rentrer à l’école directement ?
— Je pense qu'ils ne poseront pas de questions si tu n’y retournes que cet après-midi.
— Je vais dire au revoir à Monsieur Ey.
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Je pense que si », l’ignora-t-elle.
La petite blonde franchit la porte du bureau sans frapper, le docteur Ey prenait des notes : « Un souci ? s’étonna-t-il. Ha mais oui, tu veux le papier pour l’école.
— Non. Je m’en fiche. Je viens vous dire au revoir.
— C’est gentil, tu n’étais pas obligée tu sais.
— Si monsieur », grogna-t-elle en s’approchant calmement.
Elle contourna le bureau puis, à la stupeur du praticien, lui tendit la main, « Ce n’est pas votre faute monsieur », lui dit-elle. Il ne sut y répliquer et se figea. Ses yeux écarquillés accompagnaient son silence. « Merci d’essayer. À bientôt », lui dit-elle après s’être séparée en voyant qu’il ne saurait prendre sa main. Le docteur eut honte, il chercha à comprendre, mais il ignora pourquoi. « Un geste et un mot, rien que ça ? » pensa-t-il. « C’est parce que dans la bouche fragile d’un enfant, bons ou mauvais, les mots sont toujours généreux », se conclut-il.
Dehors, juste à côté de la porte d’entrée du cabinet du pédopsychiatre, deux affiches étaient placardées l’une à côté de l’autre et ceci se répétait sur tout un pan de mur. On dénombrait vingt affiches identiques aux deux premières. En sortant, ni Emma, ni Évelyne n'y avait prêté une grande attention ; la première était une publicité de cinéma : « Journal intime d’une strip-teaseuse » était le titre du film proposé. Dessus, il y avait l’image d’une femme en position lascivement équivoque. L’autre était une affiche de recrutement. Elle invitait à intégrer ce qu’on appelait « La Chasse », une milice qui combattait les Parias aux côtés de l’Union Européenne Armée. « Pour sauvegarder le monde que nous avons construit, empêchez la subversion de nous gagner ! », était inscrit sur celle-ci. Du sexe à côté de la guerre, le cocktail résolu de l’animalité. La grand-mère et sa petite-fille devaient traverser la voie pour retrouver la voiture garée sur le trottoir d’en face et rentrer chez elles, seulement un convoi militaire les en empêchait. Sous leurs yeux, passaient charrettes tirées par des chevaux, des cavaliers, camions remplis de soldats et véhicules de combat, tanks et autres monstres d’acier du même acabit. Une parade d’esclaves en uniforme plus anxiogène pour les riverains qu’un défilé du 14 juillet. Une même image dans une autre langue faite d’autres symboles. Au ciel, des hélicoptères escortaient tout cela et juste au-dessus des immeubles, ou au milieu des rues, des drones scannaient tous les passants. Emma, la main sur l’épaule d’Évelyne, la tenait fermement contre elle, veillait à ce qu’elle ne traverse pas et craignait que ce convoi soit interminable.
Jadis, quand alors les villes n’étaient que des bourgs, les moutards jouaient et chahutaient sans surveillance dans la nature. Garçons et filles mélangés, sans présence d’adultes, grimpaient aux arbres, découvraient fleurs, bestioles et côtoyaient sans distinction les étrangers, ou les étrangetés. Tout le monde éduquait un peu l’enfant de tout le monde. Ils se bastonnaient, chantaient et couraient à moitié nus à travers les campagnes. Ils se griffaient, s’écorchaient, se blessaient parfois gravement, c’étaient d’autres mœurs en un autre temps, personne ne s’en choquait. Cela n’était plus possible. Aujourd’hui, on avait acté que nul ne pouvait se promener en zone urbaine sans qu’au-dessus du crâne, une machine ou une caméra vérifie l’identité et transmette à on ne savait quel institut ou agence toutes les informations récoltées. Personne ne pouvait plus sortir sans avoir peur de quelque chose. En chacun résonnait cet écho : « Tu n’es jamais en sécurité ». D’autres mœurs encore, pour un autre temps.
À présent, les histoires que racontaient les parents étaient remplacées par des écrans, les rencontres par les réseaux sociaux, la fréquentation physique se limitait progressivement à l’unique famille, des cloisons avaient été érigées entre elles ; pour se rencontrer, l'hors cité était rigoureusement exclu, même en certaines circonstances interdis par la loi du fait que la frontière avec l’ennemi fut officiellement déclarée « Zone d’exclusion Urbaine ». Presque tout le monde était passé aux petites chambres, aux petits salons et aux cages d’escalier. Le dehors était mort, tout se faisait au-dedans d’une boîte ou bien au travers de l’une d’elle : ordinateur, avion, voiture, chambre, bureau, maison, téléphone, rien que des boîtes de plus en plus hermétiques entre elles. Depuis le Schisme des Parias, les démographes prévoyaient à raison une chute de la natalité et pendant ce temps, se chuchotaient que s’empilant sur les champs de bataille, les morts chantaient : « My God ! My God, que de travail pour toi ! Ô My God, my God ! Que de travail pour nous. »
Après quelques minutes, des cars blindés aux vitres grillagées passaient. La plupart étaient vides, sauf deux. Sur les regards qu’Évelyne entrevit à travers leurs vitres grillagées, elle ne décela que de la peine. Elle déduisit alors qu’il s’agissait d’un convoi de prisonniers. « Ceux-là ne feront plus la guerre », commenta Emma ce spectacle pendant que sur le trottoir d'autres applaudissaient les détenteurs de ce butin. Une remarque et des gestes qu’Évelyne ne partageait pas, « c’est ça la guerre », s’imprimait plutôt en elle, et elle n’aimait pas vraiment cela.
Dernière édition par Potentia Multitudinis le Mer 4 Oct 2023 - 14:00, édité 3 fois